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Ф. Гойе. Роль неожиданной развязки в новеллах Чехова и Мопассана

Florence Goyet. Le rôle de la «pointe» dans les nouvelles de Tchékhov et Maupassant

Tchékhov et Maupassant nouvellistes ont souvent été opposés et, pour la critique américaine en particulier, ils finissent par représenter deux «branches» distinctes du genre de la nouvelle1. Pour simplifier à l'extrême, on peut dire que l'on a vu en Tchékhov le champion du texte «ouvert», tandis que Maupassant illustrerait une conception de la nouvelle comme texte «clos». Face à Maupassant et ses nouvelles qui culminent le plus souvent sur une pointe, on définit une tradition de textes qui refusent toute clôture et donc l'emploi de la pointe — tradition qui mène de Tchékhov à K. Mansfield et à la plupart des nouvellistes contemporains. Le débat sur la pointe a donc un enjeu non négligeable, puisqu'il s'agit de définir grâce à elle deux traditions presqu'opposées du texte court. Il n'est alors peut-être pas inutile de tâcher de définir un peu plus nettement son rôle dans l'économie générale du récit.

Si l'on replace en effet les nouvelles de Tchékhov et de Maupassant dans le contexte plus large du genre à l'époque, on est amené à revenir sur une distinction aussi tranchée entre textes clos ou ouverts. Ce que je voudrais montrer brièvement ici, c'est que l'essentiel dans une nouvelle ne se passe pas à la fin. La pointe, me semble-t-il, n'est qu'un épiphénomène, la traduction d'un processus latent et beaucoup plus général; sa présence ou son absence ne saurait définir des types distincts de nouvelles, encore moins une esthétique. Dans le cadre d'une communication, il ne peut être question de le démontrer, cette démonstration impliquant la mise en oeuvre d'un très grand nombre d'exemples et d'analyses — travail que j'ai mené par ailleurs2; je me contenterai donc de donner quelques exemples pour indiquer simplement le type de résultats que l'on voit apparaitre dans cette démonstraiton. Je procèderai en deux temps: d'abord, je chercherai à voir à quoi correspond cette pointe dans des textes célèbres de Maupassant et de Tchékhov. Puis, je montrerai sur des textes «ouverts» — dont le canonique «Дама с собачкой», de Tchékhov — que, malgré l'absence de pointe, ce type de nouvelle repose en fait sur les mêmes effets, qu'il est bâti sur les mêmes principes que les textes «bouclés» par la pointe.

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Tout d'abord, en partant de l'analyse d'un corpus extrêmement large de nouvelles de la fin du XIX siècle, on peut cerner un peu plus fermement le rôle de la pointe, et les éléments qu'elle met en jeu pour créer l'effet de clôture, de «coup de fouet». Je n'en donnerai ici que quelques exemples, en commençant, sauf le respect dû à Tchékhov, par un texte qui n'est ni de lui ni de Maupassant, mais de leur contemporain américain O'Henry. L'exemple, «The Gift of the Magi», «Les Rois Mages», est très simple, mais il montre avec une très grande clarté un phénomène tout à fait général3.

«The Gift of the Magi» met en scène deux personnages, Della et Jim, jeunes gens pauvres, si pauvres qu'ils ne possèdent chacun qu'un seul objet de valeur. Della possède une chevelure fabuleuse, si belle que, nous dit le texte, elle ferait pâlir de jalousie la Reine de Saba elle-même. Jim possède en tout et pour tout une montre, mais c'est une montre merveilleuse, un trésor chéri, hérité par hasard et conservé malgré toutes les vissicitudes de leur existence: cette montre, dit le texte, rendrait envieux le Roi Salomon lui-même, s'il se trouvait aux environs. Le récit est très simple: Della ne peut supporter de ne pas avoir assez d'argent pour pouvoir offrir à Jim un présent de Noël digne de lui, et elle vend sa chevelure à une marchande de perruques. Elle achète avec l'argent ainsi obtenu une chaîne de montre superbe, digne de la montre extraordinaire. Stupeur de Jim à son retour en voyant les cheveux courts de Della. Stupeur qui s'explique bientôt: il a acheté pour elle, comme présent de Noël, les Peignes (avec une majuscule dans le texte) dont elle a toujours rêvé pour ses cheveux, en sachant qu'ils étaient trop beaux pour qu'elle puisse espérer les posséder un jour. La pointe du texte consiste à révéler, au moment où Della offre à Jim la chaîne de montre achetée au prix des cheveux, que Jim a acheté les Peignes en vendant précisément sa montre.

Cet exemple très simple montre nettement deux faits importants. Tout d'abord, que la pointe est un renforcement, un catalyseur très puissant. Elle donne au texte une dynamique, elle décuple l'intensité des effets que peut produire le texte. D'une attendrissante histoire de Noël, dans la tradition des «Christmas Stories» de Dickens, elle fait une petite nouvelle très efficace. Le «whip-end», le «coup de fouet final» — pour reprendre le terme anglo-saxon, vient boucler la situation, et renforce à l'extrême l'effet de la narration.

Mais il est clair aussi que la pointe ne crée rien. Elle ne fait que dégager la structure déjà sous-jacente — dans ce cas le parallèle entre deux renoncements admirables et un peu fous. Elle boucle le texte parce qu'elle boucle la symétrie, parce qu'elle rend parfait ce parallèle. Mais elle ne le crée pas. Car ce qui avait créé l'effet fondamental qu'elle va renforcer, c'est un phénomène beaucoup plus essentiel, presque constamment présent dans les nouvelles narratives, qui se situe au niveau de la structure profonde du texte. Les nouvelles, dans leur écrasante majorité, présentent une structure fondée sur une antithèse forte. Cette antithèse, dont la symétrie est l'une des manifestations possibles, n'a rien d'une plate figure de rhétorique. C'est au contraire un phénomène éminemment dynamique, qui fait se heurter deux pans entiers du texte. Il s'agit avant tout d'une tension qui va opposer, affronter deux mondes.

La structure de nouvelle n'est cependant pas toujours, et même presque jamais, une symétrie aussi nette. Dans des textes comme «La Parure», de Maupassant, «Тоска», ou «Попрыгунья» de Tchékhov, la pointe ne vient pas parfaire une symétrie. Le processus à l'oeuvre est pourtant le même. Mutatis mutandis, sachant qu'il s'agit d'un texte d'une très grande force d'émotion, c'est exactement dans le même esprit qu'est construite la fin de «Тоска». C'est l'une des fins les plus émouvantes, et les plus célèbres, de l'histoire de la nouvelle. Le vieux cocher qui, venant de perdre son fils, cherche à intéresser à son malheur les clients qu'il emmène, est une très belle figure. La pointe concourt puissamment à l'effet général du texte, elle révèle l'ampleur de son désespoir et l'atroce fossé qui le sépare des autres: rabroué par tous, laissé seul avec sa détresse, c'est à sa jument qu'il lui faudra confier son chagrin, debout dans la paille, après sa nuit de travail. Ici aussi, on voit bien le surcroît de force que la pointe vient donner à la tension. En introduisant le cheval, en le montrant comme le seul confident possible d'un homme désespéré, Tchékhov opère une sorte de passage à la limite, nous jette soudain au visage l'inhumanité du monde. Mais on voit bien aussi que le dispositif qui devait créer notre émotion était présent tout au long du texte, qu'il en fait la structure profonde. La pointe déchire violemment l'obscurité où pouvait rester cette opposition, elle aiguise notre perception de l'irréconciliable juxtaposition des deux mondes, celui des fêtards et celui de l'homme malheureux. En elle ils s'affrontent; mais l'ensemble du texte est là pour nous faire prendre conscience de leur coexistence sans tendresse; l'irrémédiable solitude de l'homme dans son malheur est simplement rendue plus tangible par la pointe.

Ce phénomène de tension entre deux mondes est un fait général, dont on peut donner pour exemple l'archétype même du texte aboutissant à une pointe: «La Parure», de Maupassant. On connait les événements que relate «La Parure»: une jeune femme d'employé, Madame Loisel, pauvre et rêvant de luxe, emprunte une rivière de diamants à une amie de collège très riche et mondaine, pour paraître à un bal. Elle triomphe à ce bal, mais elle y perd la rivière. Elle la fait copier chez un joailler et son mari et elle-même passent les dix années suivantes à travailler comme des forcenés pour rembourser la parure. La pointe est une des plus célèbres de l'histoire de l'art nouvellistique: elle rencontre un jour son amie en promenade aux Champs-Elysées, et elle lui explique pourquoi elle est ainsi vieillie, enlaidie, méconnaissable; coup de théâtre: l'amie lui apprend que la parure n'était qu'un bijou de pacotille.

André Vial, dans sa grande thèse sur Maupassant, parle de la pointe en disant qu'elle vient équilibrer tout le reste, qu'elle a un poids égal à tout le reste du texte. On peut pousser cette idée plus loin: si elle équilibre ainsi le reste, c'est qu'elle est la traduction concrète d'un mouvement beaucoup plus profond, d'un mouvement de tension qui organise l'ensemble du texte. Ici, il s'agit de l'opposition radicale entre mondes mis en présence. D'une part, la médiocrité de la vie de l'employé; thème éminemment maupassantesque, constamment repris et varié dans d'innombrables nouvelles, il est ici poussé au paroxysme par le tableau très puissant du labeur effréné des Loisel pendant dix ans. D'autre part, la vie d'élégance et de faste dont rêve Madame Loisel. C'est la vie dorée de son amie, symbolisée par le collier; celui-ci résume les rêves d'élégance de la femme d'employé, son succès d'un soir dans le grand monde du Ministère.

La pointe met à nu ce système en le renversant. Elle fait déboucher le labeur effréné des Loisel sur le vide, et leur éphémère participation à la vie des mondains n'a fait finalement que les marquer de façon indélébile du sceau de leur vie d'employés besogneux. Défigurée, vieillie irrémédiablement par cette besogne forcenée, Madame Loisel ne s'est pas élevée au niveau de son amie, elle s'est enfoncée un peu dans monde à elle, celui des privations et des frustrations.

Notons au passage que la structure antithétique dont je parle n'est pas forcément un «retournement narratif», qu'elle ne contient pas forcément le Wendepunkt, le «pivot», dont la théorie allemande a tâché, après Tieck, de faire la caractéristique du genre. Il est vrai qu'assez souvent, elle se traduira par ce retournement: la situation des personnages se sera inversée, d'un comble de bonheur ils seront passés à un abime de malheur, tel le «Lazare» d'Andreev, béni entre tous les hommes parce qu'il est le ressuscité, et finalement voué au malheur absolu, n'ayant survécu à la mort que pour trainer une vie qui semble maudite; ou, tel le héros du «Rosier de madame Husson», de Maupassant, d'une absolue et parfaite moralité, devenant un parfait dévoyé. Mais le plus souvent, cependant, cette tensio'n antithétique ne s'exerce pas à l'intérieur de la ligne narrative. Elle fait s'affronter deux mondes en présence, sans que cet affrontement se traduise forcément au niveau du récit: «La Parure», comme «Тоска», voit bien plutôt s'affronter deux univers en présence dans l'instant.

Par contre, dans tous les cas, il y aura heurt entre deux pans du texte, et la pointe sera le révélateur qui permet au processus d'apparaitre en pleine lumière. Elle donnera au lecteur la clé du monde mis en place, en poussant le processus à son paroxysme. En détruisant l'idée même de la valeur du collier, c'est toute la valeur des rêves et des espoirs de Madame Loisel que «La Parure» réduit à néant. Et d'un même geste, l'effort intense de dix années, le sacrifice de toute une vie, est miné de l'intérieur, rendu encore plus vain, plus abrutissant. Il est remarquable par exemple que le lecteur ne songe jamais à l'avenir des personnages. Ayant rendu un bijou vrai à la place d'un faux, les Loisel doivent se trouver à la tête d'une véritable petite fortune, correspondant à la valeur de la rivière de diamants rendue. Mais la lecture ne nous laisse pas le loisir d'y songer, et il est caractéristique qu'aucun des nombreux commentateurs de la nouvelle n'y fasse allusion: c'est que l'effet du texte est ailleurs, que nous sommes pleins du spectacle de cette misère et de ces rêves, sans pouvoir sortir du cercle quasi-magique que le texte établit autour de nous. La pointe n'est pas ici une simple surprise, et la nouvelle peut être relue avec plaisir. Tous les commentateurs insistent sur ce fait, en opposant pour cela «La Parure» à de nombreux autres textes, à ceux de O'Henry par exemple. Mais au-delà de cette différence, il faut bien voir que son effet est le même: elle nous enferme dans le système très puissant mis en place par le texte. Nous sommes pris par le spectacle de ces deux mondes mis en présence, la médiocrité de la vie de l'employé, et ses efforts vains pour lui échapper. L'antithèse est la source profonde de notre émotion, et celle-ci n'est que renforcée par la pointe, qui ne change pas sa nature. Autrement dit, la pointe ne transforme pas le texte, elle en parachève avec éclat les effets. La pointe est le moment où l'antithèse devient criante.

Que Tchékhov écrive volontiers des textes «ouverts» ne signifie pas qu'il renonce toujours aux effets qu'elle permet. Avec «Попрыгунья», il montre même tout le parti qu'un texte très riche peut titrer d'un coup de fouet final. «Попрыгунья», la cigale, ou plutôt la mante religieuse, est la femme du médecin Dymov. Lorsqu'il meurt, elle découvre soudain qu'il était le seul homme de génie qu'elle ait côtoyé. Elle découvre avec horreur, quand il est trop tard pour y remédier, qu'elle s'est lamentablement trompée en l'ignorant et le méprisant, qu'elle a adulé au contraire des hommes au talent mondain, mais sans valeur profonde. Une sorte de «voix off» emplit la pièce pendant qu'elle regarde son mari mort, et que d'autres médecins font son panégyrique: «Прозевала! Прозевала!»(С. 8. 31)4 tu t'est trompée, tu as parié sur le mauvais cheval. Elle a pris pour des phoenix des hommes médiocres et elle est passée à côté du vrai génie sans le soupçonner; elle s'est privée de la vraie gloire qu'il y aurait eu à soutenir et peut-être même révéler le génie de son mari. La pointe résume ainsi l'opposition essentielle au texte, celle qui affronte d'un côté le petit cercle de l'héroïne et de l'autre Dymov, jugé lourd et sans intérêt. Dans ce cas, la pointe, bien loin d'être une simple surprise, permet en fait de réinterpréter correctement toute une série d'indices à demi-enfouis dans le texte, de reconnaître dans des allusions peu claires à première lecture les signes de la valeur de Dymov. A la relecture, ou en reparcourant le texte dans notre esprit après sa fin, nous découvrons à la lumière crue du coup de fouet toute une série d'éléments que nous n'avions pas pu juger à leur pleine valeur, descriptions ambiguës ou apparemment neutres, à qui nous n'avions pu donner le sens plein qui sera le leur à la lumière de cette fin.

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La pointe est donc un outil particulièrement riche et efficace pour le nouvelliste. Cependant, parce qu'elle ne fait que renforcer un processus déjà existant, dégager les linéaments d'une structure qui sous-tend l'ensemble du texte, la pointe n'est pas le fait essentiel dans une nouvelle. Inversement, l'absence de pointe ne signifie pas forcément que l'on ait affaire à des textes radicalement différents de ceux que nous venons de voir5.

Chez Maupassant, «Yvette» est un des rares exemples de textes ouverts, dont la fin ne conclut rien. Le texte s'achève lorsque la jeune fille se réveille après sa tentative de suicide. D'une grande innocence, elle n'avait pas supporté de découvrir soudain que sa mère, une courtisane, la faisait vivre dans l'univers frelaté du demi-monde. En sortant de son inconscience, elle accepte de vivre, et la nouvelle reste «en l'air», au début d'une nouvelle vie. Le texte est cependant lui aussi fondé sur une antithèse qui structure l'ensemble du récit, opposant le monde frelaté de la courtisane et l'innocence profonde de sa fille. Plus intéressant et complexe que «Yveline Samoris», première version, très courte, de la nouvelle6, «Yvette» articule cette opposition à plusieurs niveaux. Le début est l'opposition très classique entre deux possibilités psychologiques, l'opposition même qui organisait «Yveline Samoris»: il s'agit pour le jeune Saval, familier de la mère, de savoir si la fille est vraiment innocente ou parfaitement rouée. La suite d'«Yvette» nous installe dans les sentiments de la jeune fille et le dilemme se transforme légèrement. Il ne s'agit plus de savoir si la jeune fille est un monstre de perversité, à l'image du monde où vit sa mère, ou un prodige d'innocence, en totale opposition avec ce monde; mais de savoir comment une jeune fille innocente peut comprendre un monde dévoyé et y trouver sa place. Cependant, l'antithèse de base reste la même, variée dans ses effets parce qu'il s'agit d'un texte long qui rend plus complexe son sujet. Dans le texte court, la jeune fille se tue; la pointe est le mensonge final: on prétendra que sa mort est due au mauvais fonctionnement d'un calorifère. Face au monde de l'innocence, celui du mensonge et de la dépravation est posé dans une tension très forte. La pointe renforce encore leur opposition, la montre comme irréductible: même un pareil événement, la mort d'une fille, ne saurait remettre en cause ses fondements. Dans «Yvette», pas de pointe; au contraire, une ambiguïté sur l'attitude qu'adoptera la jeune fille face à ce monde révélé dans sa crudité. L'effet est cependant du même ordre. N'ayant pas réussi à se suicider, elle ne peut être que la proie de ce monde. Achever le texte sur son réveil, c'est l'achever sur le seuil qu'elle devra franchir pour quitter le monde de son innocence pour celui de la «normalité» de la vie de sa mère. En tant que telle, la fin renforce bien le même processsus, avec d'autres moyens, mais non moins de force que la pointe.

«Дама с собачкой» est le type même du texte «ouvert», et l'on sait que la nouvelle s'achève sur le mot «commencer» («самое сложное и трудное только еще начинается» (С. 10. 143)7. Cependant la structure mise en place est le même; l'effet final lui-même est très proche de ce que l'on peut observer dans des textes «bouclés» par la pointe, bien que cet effet soit obtenu par un moyen radicalement différent.

Ce que construit le texte, de fait, est bien aussi une antithèse dynamique. La nouvelle présente une crise de la vie de Gourov, qui va le transformer radicalement. Cette crise est le passage d'un monde à l'autre. Au début du texte, Gourov est très puissamment caractérisé comme un fat; c'est «l'homme à bonnes fortunes», qui trompe depuis toujours une épouse ennuyeuse, et trouve dans ces liaisons un ennui presque pire, sur fond de vie d'employé moscovite, insupportablement lassante. A la fin, à l'inverse, Gourov ne vit que pour Anna, qu'il aime avec une intensité prodigieuse. La très belle page qui décrit leur amour le compare à l'attachement naturel, indestructible et présentant un caractère d'évidence, de deux époux, de deux oiseaux migrateurs. La liaison avec Anna n'a pas transformé Gourov immédiatement, mais dès lors que sa vie bascule dans la passion, cet amour devient aussi extrême que l'avait été l'ennui; il devient le principe unique de sa vie, la loi qui gouverne toute son existence. L'important pour mon propos est de bien voir que cette passion est aussi puissante alors que l'ennui l'était auparavant. La «conversion» de Gourov représente le passage d'un état paroxystique à un autre, d'un sommet d'ennui et de vanité de la vie à un sommet de passion. C'est bien, là comme dans les nouvelles bouclées par la pointe, le heurt entre deux univers qui donne au texte sa structure, qui bâtit sa force. Ce que le texte articule, c'est le divorce, à l'intérieur de Gourov, entre ces deux conceptions de l'existence. L'absence de pointe n'y change rien. Au contraire, cette fin ouverte joue finalement le même rôle que la pointe dans les autres exemples: elle décuple l'effet, dynamise la tension entre les deux univers mis en présence. Ce qui se passe dans cet hôtel moscovite où tous deux cherchent comment vivre un amour qui est devenu la loi unique de leur vie, c'est le passage d'un monde à l'autre, d'une des potentialités du personnage de Gourov — le fat blasé vivant une vie monotone, — à une autre, diamétralement opposée, et qui lui semble seule faire honneur à ce qu'il est: l'homme aimant de toute son âme la femme qu'il a choisie. L'absence radicale de solution définitive, pour laquelle ce text est si célèbre, désigne aussi bien que les textes aboutissant à une pointe l'opposition entre les deux pans de sa vie. En tant que telle, cette fin joue le même rôle que la pointe de «La Parure» ou de «Попрыгунья», elle vient couronner la tension latente déjà à l'oeuvre avant elle.

Comme tous les intervenants d'aujourd'hui, j'insisterais donc non pas sur ce qui oppose Tchékhov et Maupassant, mais sur ce qui réunit leurs talents de nouvellistes. A côte des influences que l'on peut définir entre eux, j'ai voulu attirer l'attention sur une ressemblance qui tient à leur commun emploi de la forme de la nouvelle. Tous deux ont utilisé pour construire leurs nouvelles la structure presque universelle dans les textes narratifs brefs: une tension antithétique forte. S'ils l'ont fait, c'est que cette structure en antithèse permet de donner au texte une complétude immédiatement sensible et une très grande efficacité. Dans de nombreux cas, cette tension trouvera son expression la plus forte et la plus parfaite dans une pointe finale qui viendra couronner le texte. Mais cette pointe ne sera que le phénomène le plus apparent et le plus spectaculaire d'un processus dynamique qui l'englobe et le dépasse de beaucoup. Elle n'est pas le phénomène essentiel, elle n'est qu'un épiphénomène, et son absence ne définit pas des textes radicalement différents.

Примечания

1. Voir par exemple: Hanson C. Short Story and Short Fiction. N.Y.: St Martin's Press, 1985.

2. Dans ma thèse et dans un livre à paraitre aux PUF, «La Nouvelle», collection «Ecriture», tous deux basés sur l'étude approfondie d'un corpus d'environ un millier de nouvelles du tournant du siècle (dont l'oeuvre nouvellistique intégrale de Maupassant, Tchékhov, Henry James, Verga, et les deux Japonais Mori Ogai et Akutagawa Ryûnosuke).

3. On sait que Eikhenbaum, dans le grand article qu'il a consacré à O'Henry, en a fait le prototype même de toute la production du nouvelliste (Eixenbaum B. O'Henry and the theory of the short story. Ann Arbor. 1968).

4. Traduction collection «Pléiade» (T. 2. P. 991).

5. Il existe pourtant des nouvelles dont la structure est totalement autre, et ne se développe pas suivant une tension antithétique fondamentale; mais il s'agit presque toujours de textes non narratifs, qui renoncent à l'anecdote pour se construire selon des principes différents, et se rapprocher de la prose lyrique. Au contraire, parmi les nouvelles narratives, centrées sur un récit, la présence ou l'absence de la pointe ne définit pas de catégories distinctes, et les textes les plus «ouverts» n'échappent pas pour autant à cette logique de la tension.

6. Edition des nouvelles de Maupassant dans la collection «Pléiade», «Yveline Samoris» (T. 1. P. 684—688) et «Yvette» (T. 2. P. 234—307).

7. Traduction collection «Pléiade» (T. 3. P. 905).