Jean Bonamour. «La Mouette» et Maupassant
Le théâtre et la littérature, thèmes essentiels dans «La Mouette», sont souvent évoqués par référence à des écrivains célèbres (Shakespeare, Maupassant, Nekrasov, Tourguenev, Tolstoï, Zola), qui appartiennent à un patrimoine commun aux personnages et à tout le public cultivé. D'où une force évocatrice considérable, qui évite aux «conversations sur la littérature» — le terme, on le sait, est de Tchékhov (П. 6. 85) — de devenir des discussions abstraites. Des textes connus, parfois cités de mémoire par les personnages (Shakespeare, Tourguenev), sont riches de connotations qui enrichissent à leur tour le système artistique de l'oeuvre. Les nombreuses études sur «Hamlet» et «La Mouette»1 ont bien montré la fécondité des recherches intertextuelles.
Bien que souvent évoquées par les critiques, les références à Maupassant et surtout leurs connotations requièrent encore, de ce point de vue, une étude précise que nous tenterons ici. Elle concerne également le processus de la création littéraire de la pièce et le vaste thème qu'est «Tchékhov et Maupassant».
Maupassant est, comme on sait, évoqué directement à deux reprises dans la pièce: 1) Au premier acte, lorsque Treplev dit à Sorine son horreur du théâtre contemporain: «...moi, je pense que le théâtre contemporain n'est que routine et préjugé. Lorsque se lève le rideau et que dans une pièce crépusculaire, à trois murs, ces génies, ces prêtres de l'art sacré vous montrent comment des gens mangent, boivent, aiment, marchent, portent leur complet-veston; lorsque dans la vulgarité des images et des phrases ils essayent de prêcher une morale, une petite morale facile à comprendre, utile dans un ménage; lorsqu'on me sert les mille variations de toujours la même chose, la même chose, la même chose, — alors je me sauve comme Maupassant se sauvait devant la tour Eiffel qui lui écrasait le cerveau de sa vulgarité»2.
2) Au début du deuxième acte, Arkadina, prenant la relève de Dorn, lit un extrait de «Sur l'eau», dans lequel les gens du monde choyant l'écrivain sont comparés à un marchand de farine qui élèverait des rats dans son magasin3. Lecture interrompue à la venue de Sorine et de Nina4.
D'autre part on a retrouvé des échos évidents du texte de «Sur l'eau» dans l'épisode où Treplev interrompt sa pièce et fait baisser le rideau ainsi que dans les confidences de Trigorine à Nina sur son métier d'écrivain5.
Ainsi Maupassant, cité directement ou par allusions, est constamment présent dans le discours des personnages qui relèvent du monde de l'art, Nina exceptée. Les citations, dont la signification intrinsèque est évidemment importante, servent aussi de signal et permettent l'affleurement de textes sous-jacents non cités; ceux-ci à leur tour suscitent de nombreuses connotations dans le système de l'oeuvre. Ce réseau complexe d'intertextualité entre la pièce d'une part et, de l'autre, «Sur l'eau» et «La vie errante» (texte sur la tour Eiffel) est donc à examiner au même titre que celui qui s'instaure entre «La Mouette» et «Hamlet».
Il est remarquable que Treplev, sur un sujet aussi grave que l'art, se compare à Maupassant. Alors que son attitude vis-à-vis d'Hamlet est essentiellement ambigüe car ludique (il «joue» Hamlet, du reste à l'initiative de sa mère; il compare ironiquement Trigorine à Hamlet)6, la comparaison ici vaut quasi-identification. Ce ne sont pas seulement les idées de Maupassant qui sont en cause mais toute la sensibilité de l'écrivain, Maupassant en tant que «héros lyrique» du texte de «la vie errante» (dont le chapitre «Lassitude», consacré à la tour Eiffel, avait été publié dans «L'Echo de Paris» en janvier 1890).
«Lassitude» livre, à propos de la tour Eiffel, des réflexions assez analogues à celles qu'avait suscitées le fameux Cristal Palace: cette «carcasse métallique»7, ce «squelette disgracieux et géant»8 est l'horrible architecture — symbole de l'époque moderne où «le cours de l'esprit humain s'endigue entre deux murailles qu'on ne franchira plus: l'industrie et la vente»9. Alors qu'«au commencement des civilisations l'âme de l'homme s'est précipitée vers l'art»10, elle est le triomphe du mercantilisme et de la promiscuité moderne qui confond toutes les couches sociales dans la vulgarité de la foule. De cette promiscuité, nouvelle barbarie, la nourriture est le symbole: «...pas un ami qui dîne chez lui ou qui consente à dîner chez vous. Quand on l'invite, il accepte à condition qu'on banquettera sur la tour Eiffel. C'est plus gai. Et tous, comme par suite d'un mot d'ordre, ils vous y convient ainsi tous les jours de la semaine, soit pour déjeuner, soit pour dîner»11. Sans doute la vulgarité de ces banquets populaires est-elle plus accusée chez Maupassant que celle des gens qui «mangent, boivent, aiment, marchent, portent leur complet-veston»12 chez Treplev, mais le restaurant de la tour Eiffel est lui aussi théâtre, spectacle du monde où la société cultivée (y compris, donc les «prêtres» de l'art sacré» devenu art de consommation) communient dans l'universelle vulgarité. On voit que l'affleurement du texte de Maupassant donne de nouvelles résonances au discours de Treplev: son «maximalisme» métaphysique s'allie peut-être à un jugement sur son époque; n'est-il pas l'ermite du «lac enchanteur», loin des banques d'Odessa, des succès artistico-mondains de Kharkov, des marchands d'Elets, admirateurs d'actrices? C'est tout l'espace théâtral qui acquiert ainsi une nouvelle valeur sémantique. D'autre part la dénonciation des facilités d'un certain naturalisme se trouve replacée dans le cadre général d'une réflexion sur la mort de l'art ou, ce qui revient au même, sur sa véritable nature.
Il s'agit donc là d'une affinité profonde entre le personnage de Treplev et cette image de Maupassant, affinité confirmée par le parallélisme des attitudes (violent et douloureux arrachement au monde, fuite ou suicide).
Non moins riche, de ce point de vue, est le texte de «Sur l'eau» évoquant le tomber de rideau.
Maupassant ironise amèrement sur «ceux que satisfait la vie, ceux qui s'amusent, ceux qui sont contents»13: «La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.
Mais d'autres hommes, parcourant d'un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.
Dès qu'ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu'attendraient-ils? Rien ne les distrait plus; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.
Heureux ceux qui ne connaissent pas l'écoeurement abominable des mêmes actions toujours répétées; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, autour des mêmes meubles, devant le même horizon, sous le même ciel, de sortir dans les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s'aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout lasse.
Faut-il que nous ayons l'esprit lent, fermé et peu exigeant pour contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde n'ait pas encore crié: «Au rideau!», n'ait pas demandé l'acte suivant avec d'autres êtres que l'homme, d'autres formes, d'autres fêtes, d'autres plantes, d'autres astres, d'autres inventions, d'autres aventures?»14
Si «Lassitude» était une satire philosophique du monde moderne sous le signe de la nostalgie de l'art véritable, ce texte de «Sur l'eau» exprime une angoisse et une révolte métaphysiques. Certes, ni la satire philosophique ni ce vertige métaphysique ne sont présents «à l'état pur» chez Treplev. Certes, le pessimisme de Maupassant, avec son amertume et sa violence rhétorique, rappelle davantage celui d'un Hamlet (ce qui, nous le verrons, est loin d'être indifférent pour notre sujet) que celui de Treplev. Il n'en constitue pas moins l'une des composantes — ou, si l'on préfère, l'un des horizons — de la personnalité de celui-ci. Les réflexions de Maupassant, comme la pièce de Treplev, témoignent de la même aspiration post-baudelairienne à un «anywhere out of the world». Cette aspiration peut caractériser éminemment le symbolisme mais n'en a pas moins une valeur plus générale: c'est bien le «sujet abstrait» que Dorn félicite Treplev d'avoir choisi.
Cependant «l'abstraction» du sujet, indéniable du point de vue esthétique ou artistique, est aussi apparence: ici encore cette abstraction est arrachement douloureux au monde, expérience personnelle mais aussi universelle pour les âmes d'élite. Elle prend la forme chez Maupassant d'une création libératrice et imaginaire, création rêvée (Ne faut-il pas représenter la vie, dit Treplev, «telle qu'on la voit en rêve»?) qui, si elle était réalisée artistiquement, relèguerait notre monde de tous les jours à sa vraie place, dérisoire et insignifiante. Tel est exactement le but visé par Treplev dans sa pièce. L'évocation, si saisissante, d'un ennui métaphysique devant «les mêmes animaux» trouve chez lui son écho: «Hommes, lions, aigles et perdrix, cerfs cornus, poissons silencieux, habitants de l'eau, étoiles de mer et ceux que l'homme ne pouvait apercevoir, — bref, toutes les vies, toutes les vies, ayant achevé leur triste cycle, se sont éteintes...»15.
Cette invocation, que citera bien plus tard Nina, n'est pas invocation à une autre création, mais elle est déjà adieu à tous les êtres, connus et même inconnus, de ce bas monde (et les épithètes «homériques» comme «poissons silencieux», «cerfs cornus» peuvent faire allusion à la désolante banalité des êtres enclos dans leur espèce qui effraie Maupassant). L'angoisse y est bien sûr sous-jacente. C'est l'angoisse même de Maupassant, peut-être aussi celle de l'époque et de sa sensibilité philosophique et littéraire (ceci n'excluant nullement chez Tchékhov des intentions parodiques qui sortent du cadre de notre sujet).
Cette angoisse et ce pessimisme, métaphysiques et donc universels, se doublent chez Treplev d'une aspiration «positive» à «l'âme collective, universelle»: c'est, si l'on peut dire, le versant «russe» de sa personnalité, à propos duquel on peut évoquer VI. Soloviev et, plus généralement, après Soloviev, toute une tradition philosophique nationale. Mais ce pessimisme reste indéniable. S'il ne s'exprime pas avec la véhémence d'un Maupassant, il n'en est pas moins profond, dans sa retenue et sa pudeur tchékhoviennes. Métaphysique, il se mêle à une longue douleur intime, toujours présente et depuis longtemps maîtrisée. Dès avant la représentation de la pièce, une preuve nous en a été donnée avec le portrait que Treplev a fait de sa mère. Pudique à l'extrême (au point de recourir, pour peindre ses sentiments, à l'«understatement»: «...elle mène une vie sans queue ni tête, et ne s'occupe que de ce littérateur, son nom traîne tout le temps dans les journaux, et cela me fatigue» («утомляет»), Treplev s'est réfugié dans l'objectivité du psychologue, évacuant le point de vue de son «moi» pour reconstituer, rigoureusement et abstraitement, le schéma des relations entre «une mère — actrice célèbre» et «un fils». Le résultat est un portrait qui a la rigueur implacable, presque féroce, d'un Maupassant (et dont la férocité, comme chez Maupassant, s'exerce d'abord sur lui-même) ou encore, plus généralement, des moralistes de tradition française. C'est l'étude d'un «caractère» avec une «clef» qui permet d'analyser, presque de déduire, les mille facettes d'un comportement. On songe à un portrait d'actrice tel que pourrait le peindre un La Rochefoucauld ou encore à un «Caractère» de La Bruyère. Sans doute cette rigueur est-elle aussi tchékhovienne (et elle exprime sans doute une profonde affinité entre le génie tchékhovien et une certaine culture de tradition française16; on la retrouve dans toute l'oeuvre de l'écrivain et notamment, à divers degrés, chez de nombreux personnages de théâtre (chez un Dorn, par exemple). Elle est même chez Treplev éminemment tchékhovienne: la logique y est l'expression pudique d'un ressentiment maîtrisé, d'un espoir qui n'ose s'avouer, l'objectivité est individualisation extrême. Mais il reste que cette volonté d'objectivité se veut entière, qu'elle est une ascèse qui a mûri précocement le jeune homme, l'a obligé à avoir ce regard totalement désenchanté sur la «nature humaine» (en fait: sa mère), regard analogue à celui d'un Maupassant17.
Se voulant quasi scientifique, cette objectivité vise comme telle à la prédictabilité (qui est aussi, sur un autre plan, attente, espoir de s'être trompé et besoin d'amour). Le thème se réalise d'abord sur un mode pathétiquement ludique, dans la scène où Treplev arrache les pétales d'une fleur pour savoir s'il est aimé de sa mère, puis dans l'épisode de la «pièce dans la pièce» qu'il convient d'examiner maintenant.
Le cri de Maupassant: «au rideau!» est celui même de Treplev («Assez! Rideau! Baissez le rideau!»). Moment essentiel, qui met en cause toute la structure de la pièce et sa signification.
L'image du théâtre: «La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit». Ceci (qui, soit dit au passage, pourrait fort bien caractériser Arkadina, la femme qu'elle est et qu'elle veut être) est, comme on sait, une dénonciation du vulgaire, de l'«обыватель» admirant sottement cette «chose bonne et changeante» qu'est la scène du monde (à comparer chez Treplev: «lorsqu'on me sert les mille variations de toujours la même chose, la même chose, la même chose, alors je me sauve...»18). Ainsi chez Maupassant le monde est un théâtre, ennuyeux et monotone, que le vulgaire admire et confond donc spontanément avec la Vie idéale à laquelle aspire le «héros lyrique». Celui-ci en criant «au rideau!» dénonce la vie (c'est-à-dire la pseudo-vie, la «пошлость» de ce bas monde) comme théâtre — lieu de banalité et d'enfermement, par opposition aux espaces infinis des mondes rêvés, domaine de la liberté et de l'art authentique.
On se rappelle la structure très concertée du théâtre de Treplev: «Et voilà un théâtre. Le rideau, une coulisse, une deuxième coulisse, et, plus loin, l'espace. Aucun décor. La vue s'ouvre directement sur le lac et l'horizon. Nous allons lever le rideau à huit heures et demie juste, lorsque se lèvera la lune»19.
Au théâtre banal et étouffant «dans une pièce crépusculaire à trois murs», et qui reproduit servilement la banalité du quotidien s'oppose le théâtre de Treplev dans lequel le lever de rideau est ouverture sur l'espace, sur le lac et la lune20. Le rideau baissé (avant ou après la représentation) bouche la vue, confine dans un espace réduit ce qui est à la fois (par convention, pour le spectateur de «La Mouette») le «spectacle du monde» joué inconsciemment (par convention) par les personnages de la pièce et le parterre où ces mêmes personnages constitueront le public de la pièce de Treplev. Cette structure réalise le renversement de perspectives que veulent provoquer Treplev par sa pièce et Maupassant dans son texte. Dans les deux cas l'espace de la Vie authentique a été créé et le rideau, en s'abaissant, dénonce le «spectacle du monde» comme mauvais théâtre, lieu de vulgarité: le spectateur, qui prétend juger au nom d'«une petite morale facile à comprendre, utile dans un ménage» est lui-même jugé, d'un point de vue absolu (ce schéma pouvant s'appliquer, naturellement, au spectateur de «La Mouette»).
On sait que le plus célèbre exemple de «pièce dans la pièce» est dans «Hamlet», pièce que vient d'évoquer l'échange de citations entre Arkadina jouant la Reine et Treplev jouant Hamlet. En portant sur scène, sur la demande d'Hamlet, le meurtre du duc de Gonzague, les comédiens vont permettre au héros de lire la vérité sur le visage du Roi: c'est le «piège à souris» («the Mouse-trap» — III. 2). La pièce de Treplev fonctionne comme ce piège à souris sur quatre plans au moins: 1) Très banalement, pour le dramaturge débutant c'est la traditionnelle mise à l'épreuve, le baptême du feu. S'il subit un échec, la pièce devient pour lui son propre piège (à moins qu'il ne récuse ses juges); 2) Pour le spectateur de «La Mouette» les réactions d'Arkadina, prédites par son fils, seront sa mise à l'épreuve (mise à l'épreuve d'ailleurs double elle-même, puisqu'elle doit permettre de juger à la fois de la mère et de la validité du jugement porté sur elle par son fils, et donc de juger celui-ci); 3) Pour Treplev cette ordalie doit répondre à la question qu'il ne cesse de se poser: peut-être aurai-je le bonheur de me tromper sur ma mère? Peut-être me reconnaîtra-t-elle enfin? (ces questions n'ont pas et ne peuvent pas avoir de réponse vraiment univoque, d'autant plus que son amour-propre d'auteur vient brouiller les cartes); 4) La pièce permet enfin une dernière mise à l'épreuve: celle du public. Comme un verre grossissant, elle met à jour, discrètement mais sûrement, la vulgarité ordinairement peu perceptible de ce petit monde occupé de lui-même: caquetage, plaisanteries plates, soucis futiles (Paulina Andreevna craignant que Dorn prenne froid). Même si cette «пошлость» révèle surtout Arkadina et son égoïsme, elle devient «пошлость» du groupe, vu selon les perspectives créées par la scène et son immense «décor» naturel. C'est, si l'on peut dire, le point de vue commun à Treplev et à Maupassant, dont la signification dans «La Mouette» s'enrichit et s'individualise par contamination avec les autres plans.
«Qui juge sera jugé». Le rideau tombe comme un couperet, séparant définitivement le «monde» et Nina, seule épargnée (et donc, en quelque sorte, sacralisée): la «pièce selon Maupassant» n'est pas interrompue par le tomber de rideau, c'est celui-ci, au contraire, qui la crée et l'achève dans le même mouvement impérieux. Mais, même achevée, cette pièce est à son tour une répétition générale avant la scène finale qui reproduira sa structure: public vulgaire et joueurs de loto attablés — condamnation sans appel de ce public par auto-immolation (pièce interrompue par son auteur, destruction de manuscrits et suicide).
Dans le «piège à souris» producteur de sens la ligne mélodique du pessimisme à la Maupassant est restée sensible d'un bout à l'autre de la pièce. Elle se mêle étroitement aux thèmes shakespeariens, et pas seulement par le biais du «piège»: en effet le regard de dégoût sur le «spectacle du monde» est aussi par excellence, dans la littérature universelle, le regard d'Hamlet, ce presque suicidé. Le fougeux et violent pessimisme de Maupassant, s'il perd sa rhétorique chez Tchékhov, garde la force secrète de ce regard. Sa présence, sous-jacente mais permanente, est une façon d'inclure dans les vibrations du non-dit tchékhovien le monologue du «to be or not to be» que le pudique Treplev ne pouvait pas prononcer.
Les confidences de Trigorine à Nina sur le métier litéraire à l'acte 2 évoquent un autre passage de «Sur l'eau», dont nous citerons ici quelques extraits:
«Qu'on ne nous envie pas, mais qu'on nous plaigne, car voici en quoi l'homme de lettres diffère de ses semblables.
En lui aucun sentiment simple n'existe plus. Tout ce qu'il voit, ses joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent instantanément des sujets d'observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les coeurs, les gestes, les intonations. Sitôt qu'il a vu, quoi qu'il ait vu, il lui faut le pourquoi. Il n'a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soient francs, pas une de ces actions instantanées qu'on fait parce qu'on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite. <...>
S'il écrit, il ne peut s'abstenir de jeter en ses livres tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il a compris, tout ce qu'il sait; et cela sans exception pour les parents, les amis, mettant à nu, avec une impartialité cruelle, les coeurs de ceux qu'il aime ou qu'il a aimés, exagérant même, pour grossir l'effet, uniquement préoccupé de son oeuvre et nullement de ses affections.
Et s'il aime, s'il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans un hôpital. Tout ce qu'elle dit, ce qu'elle fait est instantanément pesé dans cette délicate balance de l'observation qu'il porte en lui, et classé à sa valeur documentaire. <...>
Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n'est jamais acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice...»21.
Le passage reprend donc le thème du «rat» mais du point de vue de la subjectivité de l'écrivain et de ses rapports à autrui.
Il est inutile d'insister ici sur les nombreux thèmes, souvent analysés par la critique, que l'on retrouve dans les confidences de Trigorine: aliénation de l'homme de lettres, hantise du carnet de notes, peur de la folie etc. Notons en revanche que Trigorine, s'il n'est pas moins véhément que Maupassant, évoque aussi d'autres aspects de. la condition d'écrivain: vanité de la gloire (en réponse à Nina), doutes sur son propre talent, problème de l'engagement social de l'artiste. Le champ de la réflexion de Maupassant, moins vaste et moins varié, va droit à ce qui est peut-être l'essentiel: l'impossibilité pour l'écrivain de vivre comme les autres et d'avoir des relations humaines normales. Or c'est précisément ce problème essentiel qui définit non point le discours de Trigorine, mais son être même, son vide intérieur. A ce niveau profond c'est tout le personnage de Trigorine qui est impreigné de la thématique du texte de Maupassant.
On se souvient de la «petite nouvelle» de Trigorine:
«Une jeune fille vit depuis son enfance au bord d'un lac, une jeune fille comme vous; elle aime le lac comme une mouette, elle est heureuse et libre comme une mouette. Mais un homme passe par là, la voit, et, par hasard, par désoeuvrement, lui prend la vie, comme si elle était une mouette»22.
Au risque de paraître sacrilège, insistons sur l'extrême banalité de ce canevas et de sa symbolique: e'est presque un stéréotype que l'image de cette jeune fille comparée à l'oiseau, que cette esquisse d'intrigue déjà courante à l'époque de la «Pauvre Lise» de Karamzine. Non moins traditionnelle (conventionnelle?) est l'aura poétique qui s'en dégage (et qu'on se gardera de confondre, naturellement, avec la symbolique de la mouette dans la pièce de Tchékhov, infiniment riche et subtile, et dont cette aura n'est qu'une composante sur un mode presque parodique). Mais ces quelques mots griffonnés sur le carnet, en apparence presque dérisoires, ne sont que le matériau de l'oeuvre à créer, le solfège de cette musique intérieure qu'a éveillée en Trigorine la perception esthétique du cadre et de la situation. L'essentiel, c'est-à-dire le miracle de l'écriture transcendant la banalité (ou encore, si l'on juge sévèrement Trigorine-écrivain: l'exercice de style) est à venir. Nina, avec sa conception naïve de la littérature, s'insère naturellement dans la «petite nouvelle» du carnet de notes: celle-ci devient la matrice de son destin, sa modélisation littéraire (dont elle ne se dégagera qu'à la fin de la pièce: «Je suis une mouette... Non, ce n'est pas ça. Je suis une actrice»). Sa douloureuse liaison avec Trigorine n'aura été que la réalisation, à un niveau littéral, d'un banal «sujet de nouvelle». Or ce même sujet pour Trigorine n'est qu'un prétexte pour créer une oeuvre, dont la fonction aura été d'exprimer la poésie de l'instant et du lieu, leur accord fugitif créant l'essence éphémère de la Jeune Fille (attente de l'avenir, attente de l'amant): l'homme n'est donc pas un «vil» séducteur «désoeuvré», c'est l'écrivain qui s'avance masqué, prédateur presque malgré lui: c'est l'essence de l'écrivain selon Maupassant, pur regard fasciné par son «sujet». Ainsi c'est sous le signe de Maupassant que s'inscrit, dans la «nouvelle» et dans la vie, l'histoire de leur liaison et de la nécessaire «trahison» de Trigorine. La nouvelle écrite, le charme est rompu, volatilisé. L'enfant de Nina et de Trigorine mourra et les amants désunis ne se rencontreront plus.
Revenons au début de l'acte 2 et à l'épisode de la lecture d'un passage de «Sur l'eau», autre moment dans la traduction en langage dramatique des thèmes de Maupassant.
Il s'agit, ici encore, d'une véritable petite «pièce dans la pièce» (ce qui nous ramène à Shakespeare), riche en jeux de scène et en rebondissements. La lecture à haute voix, commencée par Dorn avant le lever de rideau du deuxième acte, a déjà été interrompue par Arkadina qui, sans doute impatiente de n'être plus au centre de l'attention générale, a décidé de faire admirer son air jeune et son style de vie. Quand Dorn, mauvais public, veut reprendre la lecture, elle n'y tient plus et lui prend le livre. La voilà à nouveau sur scène, comme Nina au premier acte, prête à briller devant deux spectateurs. Mais le texte de Maupassant est lui aussi un piège. En comparant l'écrivain à un rat, Maupassant lui lance un défi: outre que la comparaison est peu flatteuse pour son cher Trigorine, n'est-ce pas mettre en cause la sincérité des sentiments de son amant, dire qu'il ne peut pas l'aimer comme les autres hommes? Mais le défi n'est pas relevé et le piège ne fonctionne pas: Arkadina reste indifférente, peu soucieuse visiblement de s'interroger sur la qualité des sentiments que lui porte Trigorine. En revanche le piège fonctionne parfaitement dès que Maupassant décrit le manège de la femme qui «a jeté son dévolu sur l'écrivain qu'elle veut dompter».
La méthode de Maupassant-psychologue est ici analogue à celle du moraliste «à la française» qu'avait adoptée Treplev faisant le portrait de sa mère: analyser et expliquer le mécanisme complexe d'un comportement, les mille facettes de la séduction féminine, en recourant à un principe directeur simple et essentiel: une volonté de domination déployant une stratégie de conquête et d'asservissement. L'animal repoussant qui dévore autrui et se dévore lui-même (dont Treplev poursuivra devant Nina la description, voir ci-dessus) a trouvé son parasite ou, si l'on préfère, son semblable dans le personnage de la femme du monde dévorée de vanité. La femme du monde est actrice, comme l'écrivain est acteur: «Acteur et spectateur de lui-même, il n'est jamais acteur seulement comme les bons gens qui vivent sans malice», — dit Maupassant23. Deux monstres sont face-à-face, et leur lutte ne peut être qu'inexpiable.
Arkadina refuse aussitôt cette image (qu'elle acceptait de voir appliquer à Trigorine) et invoque, pour la conjurer, le stéréotype de la «femme russe» qui incarne la spontanéité, la sincérité et la fidélité du sentiment comme valeur absolue. Si une telle femme russe existe dans la pièce, c'est évidemment Nina. Quant à la «femme française» changeante, égoïste, prompte à séduire et à abuser des privilèges mondains de sa féminité, c'est non moins évidemment elle-même: à chaque instant, elle est et veut être cette femme-là, même vis-à-vis de son fils («Je ne suis pas Jupiter, je suis une femme»): le «piège à souris» s'est refermé sur elle.
La venue de Sorine et de Nina, la rivale possible, augmente encore l'importance de l'enjeu et la tension dramatique sous-jacente. Arkadina «lit quelques lignes pour elle-même», déclare, en vertu des droits souverains de la femme du monde, que «ce qui suit n'est pas intéressant, et faux» et censure Maupassant.
Ce moment est un cas-limite, probablement unique, d'intertextualité au théâtre, puisqu'il suscite chez le spectateur une curiosité pour un texte qu'il ne peut connaître que comme lecteur de Maupassant. Cette censure brutale d'une actrice qui a vocation pour faire vivre les textes, dissimule donc un secret essentiel, le maître-mot qu'on veut dérober.
Le passage lu silencieusement par Arkadina est le suivant: «Comme l'eau qui, goutte à goutte, perce le plus dur rocher, la louange tombe, à chaque mot sur le coeur sensible de l'homme de lettres. Alors, dès qu'elle le voit attendri, ému, gagné par cette constante flatterie, elle l'isole, elle coupe peu à peu les attaches qu'il pouvait avoir ailleurs, et l'habitue insensiblement à venir chez elle, à s'y plaire, à y installer sa pensée. Pour le bien acclimater dans la maison, elle lui ménage et lui prépare des succès, le met en lumière, en vedette, lui témoigne devant tous les anciens habitués du lieu une considération marquée, une admiration sans égale.
Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple. Il y trouve d'ailleurs tout avantage, car les autres femmes essaient sur lui leurs plus délicates faveurs pour l'arracher à celle qui l'a conquis. Mais s'il est habile, il ne cèdera point aux sollicitations et aux coquetteries dont on l'accable. Et plus il se montrera fidèle, plus il sera poursuivi, prié, aimé»24.
Sans doute le texte décrit-il une situation apparemment assez différente celle de Trigorine et d'Arkadina. Il présente un milieu social assez particulier, où le snobisme des cercles mondains peut créer et entretenir des réputations littéraires; à ce niveau on pourrait objecter avec Arkadina: «Cela se passe peut-être ainsi chez les Français, chez nous rien de semblable...»25 Mais l'essentiel est ailleurs, comme l'a prouvé la réaction violente de l'actrice, victime du «piège». L'essentiel, c'est que la stratégie de la flatterie constante est exactement adaptée au cas de l'écrivain, quel que soit le milieu social. Car la flatterie devient peu à peu nécessaire, c'est une drogue qui seule peut combler le vide intérieur de l'homme de lettres. Efficace, cette flatterie isolera immanquablement, car elle doit être vraisemblable, toujours renouvelée, donc infiniment variée et, si l'on ose dire, d'une haute qualité technique. Seul peut donner à l'écrivain sa drogue un expert qui le connaît bien: cet expert ne peut être que la femme du monde ou, ce qui revient au même, l'actrice. Si le «rat» dévore les autres, il a lui-même vocation à être dévoré.
On le voit, le texte de Maupassant qui a été dérobé au spectateur contient en germe la scène de l'acte 3 entre Arkadina et Trigorine.
Toute la scène est construite sur une opposition fondamentale entre l'humanité «ordinaire» d'une part et d'autre part l'écrivain ou l'acteur. Trigorine invoque sa soif de vivre enfin un amour ordinaire, «le seul amour qui puisse vous rendre heureux dans ce monde!». Il demande à Arkadina de se sacrifier parce que celle-ci, étant actrice, peut tout comprendre: «Quand tu le veux, tu peux être une femme pas comme les autres». Mais celle-ci a la même soif de vivre («Je ne suis qu'une femme comme les autres») et en effet elle use d'abord des armes ordinaires de la femme: reproches, sarcasmes, coquetterie, pleurs. Mais bientôt, devinant que ces armes risquent d'être inefficaces, elle fait volte-face, redevient actrice et use de la flatterie, ses manifestations d'amour deviennent hymne au talent incomparable de Trigorine. Car elle connaît le ressort essentiel, le maître-mot formulé par Maupassant: «Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple».
Le «temple» n'est pas seulement un salon littéraire, c'est le regard admiratif de l'actrice, la drogue distribuée chaque jour. Trigorine avait confié à Nina le doute intérieur qui tourmente le jeune écrivain: «Il craint de regarder les gens dans les yeux»26. Il est resté, on le sait, ce jeune écrivain, à avoir des doutes sur son oeuvre. Seule Arkadina peut le guérir et lui offrir ce regard qui lui est nécessaire: «Tu crois que je t'encense? Que je te flatte? Regarde-moi dans les yeux, regarde... Est-ce que je ressemble à une menteuse?»
Qui d'autre qu'une actrice pourrait jouer si habilement avec le feu? Jeu dangereux certes, mais la drogue, remède toujours suspect, est par là même d'autant plus nécessaire: le doute, sans cesse renouvelé, demande sans cesse une flatterie nouvelle. Ainsi la drogue crée l'accoutumance. La stratégie d'enfermement décrite dans «Sur l'eau» est toujours victorieuse.
Tchékhov a donc construit le système des relations entre ses personnages sur la dialectique impitoyablement décrite par Maupassant. Il en pousse la logique et la cruauté dans ses dernières conséquences. Ici, loin des salons littéraires et de leur vanité, c'est une lutte à mort: Trigorine veut tuer la femme en Arkadina pour vivre lui-même, enfin. Mais Arkadina aussi veut vivre et tue l'homme ordinaire en Trigorine, ou plutôt elle lui montre que cet homme ordinaire en lui ne peut exister, qu'ils sont liés l'un à l'autre à tout jamais. Trigorine doit «aimer» en homme de lettres, il doit aimer une actrice parce qu'elle est actrice. Se poser la question de la «sincérité» des sentiments d'Arkadina est un faux problème27, et en cela est le châtiment du «rat», qui ne peut jamais rencontrer la vie. Il a besoin d'elle pour se sentir véritable écrivain, elle n'a pas besoin de lui pour être actrice. A l'acte 4 Nina fera à Treplev une confidence capitale sur Trigorine: «Il ne croyait pas au théâtre, il riait toujours de mes rêves, et peu à peu moi aussi j'ai cessé d'y croire, et j'ai perdu courage...»28.
Cette brutale sincérité de Trigorine, cette sincérité sadique qui a torturé l'héroïne en mettant à mort son idéal, était une cruauté nécessaire, car c'est l'image inversée, symétrique, des rapports entre Trigorine et Arkadina. En torturant Nina, Trigorine se torturait lui-même à travers elle. Ses relations avec la jeune fille étaient placées sous le signe de la «vie» et de la vérité simplement humaine: là était l'amour, entier et donné une fois pour toutes, de la «femme russe», là aussi il ne pouvait manquer d'être «sincère» et de se venger de ses propres doutes sur Nina. Avec l'actrice, seules étaient possibles la tacite complicité avec l'autre soi-même, qui préserve la fiction — mensongère? créatrice? — de l'amour et de l'art: Arkadina joue le rôle de l'infirmière, Trigorine celui du malade, et il ne faut entre eux jamais inverser les rôles car ils sont de la même race. L'amour vrai de Nina ne peut guérir l'écrivain de son mal, qui n'est soulagé (mais aussi entretenu) que par un autre mal, la drogue.
Tel est donc le «rat» Ce mot-clef dans la réflexion de Maupassant, cette trouvaille d'auto-dérision de son génie satirique, ne peut manquer d'avoir une résonance shakespearienne, qui nous renvoie à Hamlet tuant Polonius:
«Hamlet (draws).
How now! a rat? dead, for a ducat, dead.
(he makes pass through the arras).
Polonius (falls).
O, I am slain!» (III. 4).
Un autre passage de la pièce suggère peut-être la même analogie entre Treplev et Polonius. Treplev en conversation avec Nina à l'acte 2 voit s'avancer Trigorine: «Le voilà, le vrai talent; regardez-le s'avancer, il marche comme Hamlet, et il tient un livre comme Hamlet (Persifleur) «Des mots, des mots, des mots...»29.
Le jeu d'allusions, certes, est particulièrement subtil30 et nous n'avançons ici qu'une hypothèse (que l'identification rat-Polonius-Treplev confirmerait indirectement). Trigorine est désigné par Treplev comme un anti-Hamlet par allusion à la scène où Polonius, interrogeant Hamlet sur sa lecture, s'attire la célèbre réponse: «Words, words, words».
L'allusion à Shakespeare implique à nouveau le «théâtre dans le théâtre»: sous le regard de Treplev voyant s'avancer Trigorine l'allée dans le parc devient scène. Entre Shakespeare et Tchékhov, un chainon intermédiaire, implicite, est la scène suivante:
— Treplev-Polonius:
«What do you read, my lord?»
— Trigorine-Hamlet:
«Words, words, words».
Les mots de Treplev: «Le voilà, le vrai talent» signifient dans le contexte, ironiquement bien sûr: «Trigorine est le vrai talent, je ne suis, moi, qu'un faux talent», formulation des pensées inconscientes de Nina telles que les devine Treplev jaloux. L'ironie ayant permuté les rôles, il faut comprendre que Treplev est Hamlet (et ceci est à verser au dossier complexe des rapports entre Hamlet et Treplev, qui est ici hors de notre propos) et que Trigorine est Polonius.
Ceci enrichit de nouvelles connotations l'image du rat-Trigorine. Chez Maupassant l'image concentre la satire et d'un mot résume l'«inhumaine» condition de l'écrivain telle que Maupassant, et avec lui Tchékhov, l'analysent. L'analogie entre Trigorine et Polonius, personnage de «chair et d'os» (si l'on peut dire), ne désigne pas un mécanisme, elle reste allusive, possibilité de nouvelles résonances, variées et subtiles: Polonius (qui, notons-le au passage, a été en son temps acteur et a joué le rôle de César, tué au Capitole («Hamlet». III. 2), est un personnage inconsistant, prêt aux compromissions, servile envers la Reine (la Reine — Arkadina). Par un singulier retournement, la transparence de Trigorine, cette universelle disponibilité qui, à chaque instant, peut lui faire trouver un «sujet de nouvelle» est précisément la preuve qu'il n'est pas un Hamlet, entendez: le grand écrivain authentique dont la puissante personnalité sait s'affirmer dans la vie comme dans l'art, qui n'est l'esclave ni des actrices ni du carnet de notes. Comme le dérisoire — et vieux — Polonius, Trigorine n'est qu'un personnage-caméléon. Sa confidence à Nina: «Je vois passer ce nuage qui ressemble à un piano à queue. Cela sent l'héliotrope. Je me dépêche d'en faire mon profit...»31, — évoque, dans cette perspective, ce dialogue entre Hamlet et Polonius:
«Hamlet. Do you see yonder cloud that's almost in shape of a camel?
Polonius. «By th' mass and'tis, like a camel indeed.
Hamlet. Methinks it is like a weasel.
Polonius. It is backed like a weasel.
Hamlet. Or, like a whale?
Polonius.
Very like a whale (III. 2)32.
Contrepoint ironique à la précision tchékhovienne.
Maupassant est presque partout présent dans «La Mouette» et les citations de son oeuvre que font les personnages ne sont que la partie visible de l'iceberg.
«La Vie errante» et, plus encore, «Sur l'eau» ont été pour Tchékhov des sources d'inspiration qui ont joué un rôle majeur dans le processus de la création littéraire de «La Mouette». Chez Maupassant Tchékhov a trouvé un esprit-frère, un psychologue précis et impitoyable, un écrivain qui a médité sur la dure et ingrate condition de l'artiste, sur les rapports entre la vie et le théâtre, un penseur au pessimisme certes radical mais admirable de vitalité dans sa violence.
Tout ceci, conservé et transformé, se retrouve chez les principaux personnages de la pièce, dans plusieurs de ses thèmes (explicites ou suggérés), dans la structure générale de l'oeuvre, dans sa symbolique et son système d'images, dans son message artistique. Tout ceci, intimement assimilé à la structure artistique et dramatique de «La Mouette», est devenu une composante de l'inimitable tonalité tchékhovienne.
S'il fallait donner une preuve — à vrai dire, bien inutile — de cette synthèse créatrice, on la trouverait, entre bien d'autres, dans le fait qu'il n'existe pas chez Tchékhov un «côté de Shakespeare» et un «côté de Maupassant» (pour parler comme Proust). L'influence (terme dont, nous l'espérons, les analyses ci-dessus auront montré, une fois de plus, l'inadéquation) du dramaturge anglais et celle du prosateur français se mêlent et s'enrichissent mutuellement. A tous les niveaux: on ne saurait réserver au «côté de Shakespeare» le système des rapports, charnels ou passionnels, entre les personnages, réserver au «côte de Maupassant» la méthode d'analyse des mécanismes psychologiques. Le pessimisme de Maupassant prend la relève de celui d'Hamlet, un Polonius peut devenir l'avatar de l'écrivain selon Maupassant33.
Il reste qu'au contact des textes de Maupassant (et à travers lui, sans doute, d'une certaine tradition des moralistes et du théâtre français) Tchékhov a donné une structure logique parfaitement rigoureuse au système qui régit les rapports entre Treplev, Trigorine, Arkadina et Nina, structure fondée sur une réflexion et une expérience, en grande partie communes aux deux écrivains, des rapports entre la littérature et la vie. Rigoureuse, cette structure devient nécessaire, c'est-à-dire qu'elle crée les événements et avec eux le destin des personnages. C'est donc ainsi que naît le tragique chez Tchékhov. A travers le jeu des «passions» s'exprime une nécessité supérieure qui transcende les individus et que le cours des événements révèle dans une pureté qu'il faut qualifier de «racinienne».
Le terme ne peut surprendre que si l'on ignore cette structure. On a souvent dit que dans «La Mouette» les événements — amours, rupture, suicides — se produisent «pendant les entractes» parce que le théâtre de Tchékhov privilégie le fugitif, le contingent, l'allusif, l'atmosphère. C'est le contraire qui est vrai: c'est par l'analyse précise du quotidien apparemment banal que Tchékhov fait comprendre l'«événement» que les hommes sacralisent par irréflexion, par ignorance d'eux-mêmes. Tout est dit et prédit sur scène, l'«événement» est conséquence, épiphénomène. Telle est la «révolution copernicienne» opérée par Tchékhov dramaturge, impliquant une conception nouvelle du temps théâtral et du tragique.
Sans doute le système artistique de Tchékhov a-t-il bien d'autres composantes, dont certaines (la parodie, le mélange du comique et du tragique etc) ne sauraient être appréciées sans le recours à Shakespeare. En ce sens le thème éternel de «Racine et Shakespeare» ouvre quelques perspectives.
Remarquons enfin que ce n'est pas un hasard si la réflexion sur la condition tragique de l'écrivain est placée sous le signe d'un contemporain, Maupassant. Au coeur de cette réflexion et de ce tragique, en effet, le drame se noue autour d'un problème essentiel, aussi bien pour Treplev que pour Trigorine: celui de l'écriture. Après le mythe de l'écrivain romantique qui a dominé le XIX siècle, Tchékhov a donné avec «La Mouette» forme dramatique au mythe de l'écrivain du XX siècle.
Cette modernité, au confluent des cultures européennes, fait de Tchékhov l'un des grands classiques de l'Age d'argent.
Примечания
1. Winner T.G. (Chekhov's «Seagull» and Shakespeare's «Hamlet» // Amer. and East Europ. Rev. 1956. Febr. P. 103—111) donne des éléments de bibliographie sur la question); voir aussi: Peace R. Chekhov: A study of the four major plays. New Haven; L., 1983 qui contient de précieuses analyses.
2. Tchékhov. Oeuvres. P., 1967. T. 1. P. 296—297. Trad. d'Eisa Triolet.
3. Maupassant. Au soleil. Sur l'eau. La vie errante // Oeuvres complètes / Red. P. Pia. P.: Maurice Gonon-Albin Michel (sans date ni tomaison). P. 203.
4. Tchékhov. Op. cit. P. 311.
5. Ibid. P. 303, 318—321. См.: Паперный З. «Вопреки всем правилам...»: Пьесы и водевили Чехова. М., 1982. С. 160—161.
6. Ibid. P. 317.
7. Maupassant. Op. cit. P. 317.
8. Ibid. P. 318. Noter qu'au début de l'acte 4 Medvedenko, personnage «anti-artistique» par excellence, qualifie lui aussi de «squelette» les restes du théâtre de Treplev: symbole de mort, particulièrement de la mort de l'art (échec de Treplev écrivain et dramaturge, tour Eiffel).
9. Ibid. P. 321.
10. Ibid.
11. Ibid. P. 320.
12. Tchékhov. Op. cit. P. 297.
13. Maupassant. Op. cit. P. 210.
14. Ibid. P. 210—211.
15. Tchékhov. Op cit. P. 302.
16. Voir l'article de VI. Kataev dans le présent volume.
17. Treplev, qui mourra à vingt-sept ans, dira (acte 4) qu'il a l'impression d'avoir vécu quatre-vingt-dix ans. Cf. la phrase de Maupassant (appliquée, il est vrai, à la foule vulgaire): «Dès qu'ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux». Chez Treplev le thème de l'usure précoce se mêle évidemment à celui de l'enfance et de l'adolescence persistantes.
18. Tchékhov. Op. cit. P. 297.
19. Ibid. P. 295.
20. Noter que Maupassant consacre quelques pages à la lune, la «pauvre lune dédaignée du soleil», qui «nous emplit, avec sa clarté timide, d'espoirs irréalisables et de désirs inaccessibles» (Maupassant. Op. cit. P. 236).
21. Maupassant. Op. cit. P. 241—243.
22. Tchékhov. Op. cit. P. 322.
23. Maupassant. Op. cit. P. 243.
24. Ibid. P. 204—205.
25. Tchékhov. Op. cit. P. 310.
26. Ibid. P. 320.
27. A vrai dire, Tchékhov va plus loin, et cette «duplicité» n'est pas seulement effet de l'art, elle est, sur le plan psychologique et humain, égoisme et dureté, comme le montrent toujours le comportement d'Arkadina et les moindres détails. «Elle est capable de sangloter en lisant un livre, elle te débitera tout Nekrasov par coeur, elle soigne les malades comme un ange» (Tchékhov. Op. cit. P. 396). Soigner les malades «comme un ange» suppose une mise en scène, que sait admirablement organiser «L'infirmière» de Trigorine (voir-ci-dessous).
28. Tchékhov. Op. cit. P. 349.
29. Ibid. P. 317.
30. Pour J.L. Styan, par exemple, Treplev est ici à la fois Hamlet et Lord Chamberlain (Voir: Styan J.L. Chekhov in performance, Cambridge University Press, 1971. P. 53).
31. Tchékhov. Op. cit. P. 319.
32. Notons que Tchékhov évoque ce dialogue avec Polonius dans «Остров Сахалин» (XIV—XV. С. 277).
33. Il va de soi que les analyses ci-dessus sur le couple Polonius — Trigorine n'épuisent pas le thème de Polonius dans la pièce ni a fortiori celui des rapports entre Hamlet et Trigorine, qui est d'abord l'Usurpateur (le faux époux de la mère, le faux prince des Lettres).
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