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Ж. де Пруайар. Чехов и Доде

Jacqueline de Proyart. Tchékhov et Daudet

Alphonse Daudet, admirateur de Tolstoï et de Dostoevski, ami de longue date de Tourguenev est sans doute l'écrivain français dont Anton Tchékhov se sent le plus proche en raison peut-être de cette commune enfance malheureuse qui les a tant marqués l'un et l'autre.

De son adolescence à Taganrog où il a pu lire dès 1877 «Les Femmes d'Artistes» (1874) jusqu'à sa dernière réaction aux «Notes d'une vie» en 1899, Tchékhov se révèle, à travers son oeuvre écrite un lecteur assidu de Daudet.

Je précise tout de suite que je dois en partie le choix de ce sujet à Vladimir Kataev. Mais celui qui m'a déterminée en définitive, c'est Tchékhov lui-même, si je puis dire, lors d'une visite faite à Melikhovo à l'automne 1988, en compagnie d'Emma Polotskaïa.

Si vous entrez en effet dans le cabinet de travail du charmant pavillon où Tchékhov écrivit «La Mouette», le premier objet qui vous saute aux yeux est une magnifique photographie encadrée d'Alphonse Daudet accrochée au mur, juste au-dessus de la place où s'asseyait Tchékhov. De quoi laisser filer l'imagination. Cette place d'honneur signifiait manifestement une vénération secrète et durable de Tchékhov pour Daudet qui débordait de beaucoup le cadre des fantaisies de jeunesse sur le thème des «Femmes d'artistes» (1880) qui feraient

mieux de rester célibataires: il convenait d'en rechercher l'expression dans l'écriture.

Je commencerai par le plus simple, l'histoire de cette photographie qui continue à accueillir les visiteurs dans le bureau de Melikhovo, telle que la révèle la correspondance.

Décembre 1897. Tchékhov est à Nice. L'affaire Dreyfus bat son plein. Tchékhov l'étudie à travers la presse «du matin au soir. L'impression qu'il retire de toutes ses lectures est que «Dreyfus n'est pas coupable» (Lettre à V.M. Sobolevski du 4/16 décembre 1897). Parmi ces articles se trouve une dernière interview d'Alphonse Daudet au journal «Le Matin», l'écrivain ne s'estime pas fondé personnellement à contester la décision du tribunal militaire, mais il fait état de «son trouble qui est profond». (П. 7. 485).

Survient la mort de Daudet. Le 14/26 décembre, Anton Tchékhov écrit à A.S. Souvorine: «Tout ce qui s'est dit et écrit à l'occasion de la mort de Daudet est intelligent, élégant. Même Rochefort a écrit un bon article. <...> Nous devrions envoyer nos jeunes littérateurs à l'étranger apprendre à en faire de même» (П. 7. 121).

Le même jour, Tchékhov écrit à sa soeur pour lui annoncer un double envoi. Le premier est à poser sur sa table de travail. Il s'agit d'une brochure à couverture jaune d'Emile Zola: «L'Affaire Dreyfus. Lettre à la jeunesse». Le second arrivera pour les fêtes: «Tu recevras un portrait d'Alphonse Daudet, une photogravure éditée par «L'Illustration» (supplément de Noël 1897 — J.P.). C'est un excellent portrait qui mérite vraiment d'être encadré et d'aller dans mon bureau. Quand tu iras à Moscou, commande, je te prie, un cadre foncé et un verre pour ce portrait et suspends-le s'il te plait autant qu'à moi-même».

Le 28 décembre/9 janvier, Maria Pavlovna répondait qu'elle avait bien reçu le portrait, qu'il lui plaisait et qu'elle avait commandé le cadre (П. 7. 519).

Mais soudain Tchékhov change d'avis. A cette époque il expédie tome après tome à la bibliothèque municipale de Taganrog les oeuvres complètes d'Alphonse Daudet en compagnie de soixante-dix autres auteurs classiques français. Il se préoccupe en outre de collecter pour elle autographes et photos de Tourguenev, Zola, Daudet et Maupassant et décide de lui faire don également de ce portrait. Le 9/21 janvier 1898 il écrit à P.F. Iordanov «Lorsque je serai rentré chez moi en avril, je vous adresserai un magnifique portrait d'Alphonse Daudet pour la Bibliothèque» (П. 7. 148).

Manifestement, Maria Pavlovna ne l'entend pas de cette oreille. Nous ne savons pas l'impression que fît le portrait de Daudet sur Tchékhov quand il revint dans son bureau, mais nous savons qu'il escomptait toujours l'envoyer à Taganrog. Début octobre, quand il a rejoint Ialta il écrit à Iordanov: «J'ai à la maison un très beau portrait de Daudet pour le musée. Je voulais vous l'envoyer ce printemps, mais ma soeur m'en a empêché» (П. 7. 292).

De retour à Melikhovo en juin 1899, Tchékhov écrit encore une fois à Iordanov qu'il va «lui expédier le portrait de Daudet au milieu de quelques livres». Mais entre temps, la Bibliothèque de Taganrog avait reçu la photo de Daudet d'un autre donateur et finalement le portrait de Daudet ne quitta plus Melikhovo.

Tchékhov n'a donc achevé sous le regard de Daudet que quelques oeuvres pendant l'été 1898, «Ionytch» et la trilogie («L'homme à l'étui», «Le groseiller à maquereaux» et «De l'amour»).

Si rien de Daudet ne transpire apparemment dans ces récits, il convient de noter que Tchékhov lit encore une fois Daudet en 1899 et que la lecture de l'oeuvre posthume de Daudet «Notes sur la vie» laisse une dernière trace dans les Carnets de notes. Z. Paperny n'a pas omis d'y prêter attention dans son excellente étude des carnets. Je me réserve d'y revenir en conclusion.

Je voudrais poursuivre maintenant cet exposé d'une manière plus systématique en partant des premières critiques émises sur l'oeuvre de Tchékhov par ses lecteurs, de Daudet en France vu par le jeune Tchékhov, de Daudet lu par les personnages de Tchékhov et enfin de Tchékhov fin connaisseur et critique de Daudet dans ses lettres. Cela m'amènera à vous proposer un point de vue nouveau sur la nouvelle «Un Duel».

En février 1883, Anton Tchékhov est tout content, il est publié par le «Зритель» et bien payé. «Je deviens populaire, écrit-il à son frère, et j'ai lu des critiques sur moi» (П. 1. 52).

Comme l'indique le commentateur de cette lettre dans l'édition de 1974, Tchékhov a effectivement pu lire son nom dans une recension de décembre 1882 qui visait en premier lieu les mauvaises traductions d'Alphonse Daudet. A les lire, écrivait son auteur I.F. Vasilevskij «le très élégant Alphonse Daudet fait penser à n'importe quel Antocha Tchékhonté» (П. 1. 341—342).

Ainsi la toute première réaction, même indirecte, de la critique aux oeuvres signées d'Antocha Tchékhonté (environ 25) avait fait mouche. L'important pour le jeune Tchékhov n'était pas la mise en opposition des deux écritures. Elle ne lui apprenait rien. La piètre estime dans laquelle il tenait ses productions littéraires est bien connue. L'important pour lui était que l'association de son nom à celui d'Alphonse Daudet ait pu venir à l'esprit d'un critique, même si les productions d'Antocha Tchékhonté ne constituaient qu'un antimodèle pour les traductions de Daudet. Tchékhov prit cette critique non pour offensante, mais pour stimulante. Hissé au rang d'anti-Daudet, il recevait du même coup un modèle. Pour devenir lui-même un modèle d'écriture, à l'image du «très élégant Alphonse Daudet», il lui fallait au préalabee éliminer tous les défauts d'Antocha Tchékhonté.

On sait que ce travail devait lui prendre encore six ans. Il se peut que la recherche d'une certaine élégance du style et de sa concision soit due en partie à l'influence de Daudet. Mais pour cette question je m'en remets aux spécialistes du style de Tchékhov.

Cette critique des mauvaises traductions de Daudet comme une allusion plus tardive de Tchékhov à une traduction d'un roman de Daudet «Sapho» vraisemblablement, dans les «Eclats de la Vie Moscovite» (16 février 1884 — C. 16. 78) nous confirme qu' Alphonse Daudet jouissait d'une large audience auprès du public russe. Malheureusement la réception de Daudet en Russie reste peu étudiée. Il m'est donc difficile de relier comme il conviendrait à un contexte mieux défini les quelques éléments d'information apportés par l'oeuvre de Tchékhov sur ce sujet.

Diachroniquement il est possible de distinguer deux périodes, celle des années de jeunesse, puis celle des années — charnière 1888—1891.

Dans la production des années de jeunesse, nous pouvons distinguer deux points de vue, celui du chroniqueur théâtral et celui de l'écrivain d'imagination, quoique le chroniqueur soit aussi plein d'imagination.

Tchékhov chroniqueur nous donne deux recensions, en 1881, sur la tournée de Sarah Bernhardt à Moscou. Dans la seconde, nous voyons comment Alphonse Daudet, vu de Moscou, fait partie intégrante du paysage parisien imaginé par les Moscovites.

Assistant à l'une des représentations d'«Adrienne Lecouvreur» (Scribe) au Grand Théâtre, le jeune Tchékhov suit attentivement le jeu des acteurs français sur la scène, puis la fatigue le gagne, et il laisse filer son imagination. «Le luxe impeccable des costumes, une langue qui n'est pas la nôtre, cette aptitude purement française à sourire tout le temps vous transportent en pensée dans ce «cher Paris, pays natal». Il vous revient en mémoire, tout propret; intelligent, joyeux comme une jeune veuve qui vient de quitter le deuil, avec ses palais, ses maisons, ses innombrables ponts sur la Seine. Sur le visage et dans les costumes de ces Français légers vous reconnaissez la Comédie Française avec les deux premiers rangs de ses fauteuils occupés par les Vicomtes à la Paul de Kock. Vous rêvez, et devant vos yeux défilent l'un après l'autre, le Bois de Boulogne, les Champs-Elysées, le Trocadéro, Daudet aux longs cheveux, Zola et sa barbiche ronde, notre Ivan Tourguenev et notre très chère Madame Lavretskaïa qui jette à pleines mains les écus russes» (С. 16. 14).

Pour les oeuvres d'imagination deux cas se présentent. Le plus célèbre est celui d'une des toutes premières fantaesies-pastiches d'Anton Tchékhov dont le titre «Femmes d'artistes» (1880), mais aussi la morale sont inspirés, comme chacun sait, par l'oeuvre du même nom d'Alphonse Daudet (1874).

La seconde est le long récit, ou si l'on veut, le roman écrit par Tchékhov en 1884—1885 «Un drame à la chasse» dans lequel le narrateur, Kamychev, compare le vieil Urbenin à «Risler ainé dans le roman d'Alphonse Daudet» et précise: «rayonnant comme lui et se frottant les mains de bonheur, il contemplait sa jeune femme et incapable de contenir le trop-plein de ses sentiments, il ne pouvait s'empêcher de poser question après question»: «Qui aurait pu penser que cette jeune beauté s'éprendrait d'un vieil homme comme moi? Ne pouvait-elle donc pas trouver quelqu'un de plus jeune et de plus élégant? Ces coeurs de femmes sont incompréhensibles» (С. 3. 321).

Faute de temps pour relire «Fromont jeune et Risler ainé» (1874), je ne saurais dire aujourd'hui si «Un drame à la chasse» contient des citations cachées de Daudet. Il m'est cependant possible de préciser que Kamychev est le seul personnage de toute l'oeuvre de Tchékhov à faire ouvertement état d'une lecture de Daudet. Est-ce le signe d'une culture typique ou exceptionnelle pour un juge d'instruction? Il serait intéressant qu'une étude sur Daudet en Russie nous précise quel était le lecteur ou le spectateur de Daudet dans les années 1880.

Signalons à ce propos, qu'en septembre 1886, Tchékhov repris par son désir d'écrire pour le théâtre, ne manque pas d'aller voir V.N. Davydov, son acteur préféré, tenir le rôle principal (Ambrois) dans «La dernière idole» de Daudet (Lettre du 20 septembre 1886 à Lejkin — П. 1. 259—260).

Avant de partir pour Sakhaline Tchékhov écrit successivement «Ivanov», «L'ours», «La demande en mariage», «L'homme des bois». Dans ces pièces point de références ouvertes à la dramaturgie de Daudet. Ce sont les romans de l'écrivain français qui continuent à servir de références.

Ainsi le 22 février 1888, Tchékhov fait part à Leontiev-Chtcheglov de l'impression que lui laisse une lecture d'ensemble de ses oeuvres. Il ne le trouve comparable ni à Gogol, ni à Tolstoï, ni à Dostoevski, mais plutôt à Pomialovski, un écrivain qui comme lui tend à idéaliser les milieux de la petite-bourgeoisie.

Puis il ajoute: «Si vous voulez, je vous comparerai peut-être aussi à Daudet: vos gentils «petits chevaux» (dans «Le Noeud gordien» — J.P.) sont dessinés d'une touche légère, mais tant que je ne les ai pas eu sous les yeux, j'ai cru lire du Daudet» (chez qui dans «Fromond jeune et Risler ainé» se trouvent aussi des petits chevaux de bois).

Cependant Tchékhov précise aussitôt de peur de blesser son ami qu' «en matière de comparaison il convient d'être prudent car si innocentes soient-elles, les comparaisons éveillent toujours involontairement le soupçon et vous font accuser d'imitation et de contrefaçon. Mais vous, au nom du Créateur, continuez à travailler comme par le passé. Et votre langue, et votre manière, et vos caractères et vos longues descriptions et vos petits tableaux sont votre bien propre et font votre originalité» (П. 2. 204).

La référence à Daudet est encore plus claire, et cette fois il s'agit de sa morale et non plus seulement de son art, dans la fameuse lettre que Tchékhov écrit à Souvorine le 30 décembre 1888 à propos d'«Ivanov». Tchékhov vers la fin de sa lettre en vient à expliciter la psychologie de Sacha, «cette jeune fille honnête, intelligent et cultivée qui a reçu une formation moderne. <...> C'est une femelle que les mâles conquièrent non par la beauté de leur plumage... mais par leurs plaintes, leurs gémissements et leurs échecs. C'est une femme qui aime les hommes en période de dépression. A peine Ivanov perd-il courage qu'elle apparait. C'est cela qu'elle attendait. Pensez un peu, elle a une tâche si noble à accomplir! Elle va ressusciter ce déprimé, le mettre sur pied, lui donner le bonheur. Ce n'est pas Ivanov qu'elle aime, mais cette tâche. Argenton dit chez Daudet («Jack», ch. 11 — J.P.): «La vie n'est pas un roman», — mais Sacha ne le sait pas, elle ne sait pas que pour Ivanov, l'amour n'est qu'une complication de plus...» (П. 3. 113—114).

A la même époque, Tchékhov avait en tête une autre histoire d'amour. Un mois auparavant il avait écrit à Souvorine: «Ah! quel récit je viens de commencer! Je vous l'apporterai pour que vous le lisiez. J'écris sur le thème de l'amour. J'ai choisi la forme du feuilleton littéraire. Un homme comme il faut a enlevé la femme d'un autre homme comme il faut. Il rédige ses réflexions sur cet enlèvement. Il vit avec elle, de nouveau des réflexions; il se sépare d'elle — encore des réflexions. Au passage, je parle de théâtre, de préjugés, de différences de convictions, de la route militaire de Géorgie, de la vie de famille, de l'inaptitude de l'homme cultivé d'aujord'hui à mener pareille vie, de Petchorin, d'Onegin, du Kazbek. Une vraie salade, à Dieu ne plaise. Mon cerveau déploie ses ailes, mais vers où voler, je n'en sais encore rien» (24 ou 25 novembre 1888 — П. 3. 78).

Chacun aura reconnu le premier canevas de la nouvelle qui allait devenir «Un Duel», sans qu'on ait jamais éclairci, semble-t-il quand elle avait reçu ce titre.

La maturation de ce projet allait être lente. D'après la correspondence et comme le relate son commentateur dans l'édition de 1977 (П. 7. 689 et suiv.), Tchékhov ne reprend son texte qu'à la fin décembre 1890. Un mois plus tard, il croit encore qu'il ne s'agira que d'une courte nouvelle. Puis début février, le voilà pris d'une véritable «boulimie de personnages» (à Souvorine). La nouvelle change de proportions, mais «il n'a toujours pas trouvé le plan» qui imprimerait à la nouvelle son «mouvement». Début mars il y travaille encore intensément «à en avoir la tête qui tourne» (à Chavrova), puis il part pour Nice. Ce n'est qu'au printemps 1891 qu'il retravaille son texte de manière systématique, d'abord à Aleksino, puis à Bogimovo où il rencontre le jeune chercheur Vladimir Wagner, futur professeur de zoologie à l'université de Moscou. L'ultime synthèse va s'opérer. Comme l'atteste la soeur de l'écrivain, Anton Pavlovitch mène avec sa nouvelle connaissance de fructueuses discussions sur les théories de Darwin et de Spenser. J'ai étudié par ailleurs1 leur influence sur Je jeune Tchékhov, mais je n'ai toujours pas livré le fruit de mes réflexions sur le développement de la problématique spencérienne qui va de Kamychev dans «Un drame à la chasse» au Von Koren d'«Un duel». Et sans doute est-ce une chance car voici Daudet déjà présent dans «Un drame à la chasse» peut-être mêlé à la question des origines de Von Koren.

En effet on considère d'habitude que Tchékhov n'ayant connu Wagner qu'à Bogimovo, le personnage de Von Koren n'a pu naître dans l'esprit de Tchékhov qu'à ce moment là et non antérieurement.

A mon sens, s'il est incontestable que le zoologue spencérien (le nom de Darwin restant caché dans «Un duel») qui a nom Von Koren n'acquiert ses caractéristiques humaines définitives qu'à Bogimovo, il est certain aussi que Tchékhov avait en tête, avant de partir pour Sakhalin, le conflit d'idées qui opposait deux personnages dans une pièce de théâtre qui se jouait alors à Moscou. La préface de cette pièce nous présente le héros principal comme «un specimen de cette race nouvelle de petits féroces à qui la bonne invention de «la lutte pour la vie» sert de prétexte et d'excuses à toutes sortes de vilénies et d'infamies»2 et permet «d'expliquer scientifiquement à ses propres yeux et aux yeux du monde une existence criminelle d'ambitieux sans entrailles»3. Ce spécimen, prototype possible de Von Koren, n'était pas russe mais français. Il s'appelait Paul Astier. Il était député, sous-secrétaire d'Etat, conquérait les femmes, puis les abandonnait, tuait en duel et truandait.

Face à lui, un jeune chef de laboratoire, Antonin Caussade, qui défendait la théorie naturelle et ne «mettait pas en cause le grand Darwin mais les hypocrites bandits qui l'invoquent, ceux qui d'une observation, d'une constatation de savant, veulent faire un article de code et l'expliquer systématiquement». «Rien de grand», poursuivait-il, ne se fait «sans bonté, sans pitié, sans solidarité humaine. Je vous dis qu'appliquées ces théories de Darwin sont scélérates parce qu'elles vont chercher la brute au fond de l'homme et que, comme le dit Herscher (l'auteur de «Lebiez et Barré» — deux jeunes Français de ce temps. — J.P.) elles réveillent ce qui reste à quatre pattes dans le quadrupède redressé»4.

La pièce avait pour auteur Alphonse Daudet. Elle s'appelait «La lutte pour la vie».

Ecrite en 1889, elle est jouée au théâtre du Gymnase dramatique le 30 octobre 1889, aussitôt traduite en russe par trois traducteurs différents dont Plechtcheev, montée à Moscou au théâtre Korch et au théâtre Goreva, et également en province.

Les lettres à Souvorine et les lettres à Plechtcheev nous laissent deviner tout l'intérêt que Tchékhov porte à cette pièce. Il est furieux que la traduction de Plechtcheev n'ait finalement pas du été mise en scène parce que le théâtre Abramova auquel elle était destinée a changé de main et que le projet est tombé à l'eau.

Après un paragraphe consacré à Stanislavski, Tchékhov ajoute dans cette même lettre que «les sujets s'amoncellent dans sa tête, un amoncellement bientôt proche de l'éboulement» (27 nov. 1889 à Plechtcheev — П. 3. 293). Il est permis de croire que le sujet de la pièce de Daudet ait fait partie de cet amoncellement. Si démodée soit-elle de nos jours, la pièce de Daudet traitait alors d'un sujet d'actualité. Sa présentation à Moscou est venue renouveler la réflexion de Tchékhov sur le social-darwinisme. Encore fallait-il que Tchékhov puisse la mener à bien selon son propre tempérament, et dans le contexte russe. En outre l'année 1890 allait être entièrement consacrée au voyage à Sakhaline. D'où la mise en réserve du sujet d' «Un Duel» et sa lente maturation.

Il me reste à noter deux remarques de Tchékhov sur Daudet.

La première date de 1892. Tchékhov est désormais en pleine possession de son talent, il s'est suffisamment libéré de Daudet pour adopter à son égard le ton du critique littéraire et oser émettre un jugement plutôt mitigé sur sa dernière nouvelle «Rose et Ninette» traduite en russe sous le titre «После развода».

Cette nouvelle, écrit-il à Souvorine, le 31 mars 1892, nous livre «trois superbes figures de femmes, mais sa fin est hypocrite. Si c'était un vieux-crqyant ou un Arabe qui s'insurgeait contre le divorce, je comprendrais. Mais Daudet qui joue les moralisateurs et qui exige de deux époux qui sont devenus rebutants l'un pour l'autre qu'ils ne se séparent pas. C'est terriblement comique» (П. 5. 42).

Enfin la dernière qui me servira de conclusion comme elle servit de conclusion à cette longue amitié littéraire.

En 1899 ou 1900 Tchékhov est déjà bien malade. Il note dans ses carnets en détachant bien le nom de l'auteur.

««Pourquoi tes chansons sont-elles si courtes, demanda-t-on un jour à l'oiseau. Manquerais-tu de souffle?

C'est que j'ai beaucoup, beaucoup de chansons et j'aimerais les chanter toutes». Alphonse Daudet» (С. 17. 67).

Примечания

1. Proyart J. Tchékhov et Darwin, limites et portée d'une influence // Silex. 1980. N 16. P. 101—105; Eadem. Anton Tchékhov et Herbert Spencer, premières investigations // Revue des Etudes Slaves. 1982. T. 54. N 1—2. P. 177—193.

2. Daudet Alphonse. Oeuvres complètes: En 20 vol. P., 1930—1931. Vol. 20. P. 323.

3. Ibid. P. 324.

4. Ibid. P. 380. Act. 3, sc. 8.