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К. Амьяр-Шеврель. Французский театр и ранние пьесы Чехова

Claudine Amiard-Chevrel. Le théâtre français et les pièces de jeunesse de Tchékhov

Pour des raisons de temps et pour préserver l'unité thématique, je me limiterai aux pièces comiques en un acte: «Les Méfaits du tabac» (1ère version, 1886), «L'Ours» (1888), «La Demande en mariage» (1888), «Tragédien malgré lui» (1889) «La Noce» (1889), «Le Jubilée» (1891). Mon intention est de déterminer, dans l'écriture de ces oeuvres de Tchékhov, ce qui peut provenir du théâtre français, étant admis que le théâtre russe lui a emprunté beaucoup depuis sa création jusqu'à la fin du XIX siècle, et que les meilleurs auteurs dramatiques russes — de Fonvizine à Tchékhov — y ont puisé des pièces si parfaitement russes qu'il faut prêter attention pour découvrir des mécanismes bien huilés venus du théâtre français et vieux parfois de plusieurs siècles. Je citerai le vaudeville comme référence, mais pas exclusivement. Le vaudeville lui-même a emprunté à des formes antérieures, les a traitées à sa manière; en tant que tel il avait déjà beaucoup évolué au cours du XIX siècle. Le vaudeville en France obéissait au critère de la pièce bien faite, c'est à dire se pliait à des règles très précises qui justement ont commencé d'être transgressées avant que Tchékhov écrivît, et plus encore dans les années suivantes. S'il emploie le mot de vaudeville dans sa correspondance, Tchékhov choisit d'autres sous-titres pour ses pièces: сцена-монолог («Les Méfaits du tabac»), шутка, сцена («La Noce»).

La pièce en un acte est très fréquente dans le vaudeville, y compris chez les meilleurs auteurs; elle existe depuis les farces et les soties du Moyen Age finissant1. Chez Tchékhov, cet acte unique est court, et «Le Jubilée» ou «La Noce» ne sont même pas divisées en scènes. Le monologue des «Méfaits du tabac», dans les années 1880, se rencontrait plutôt dans les variétés qu'au théâtre proprement dit, mais il avait lui aussi son origine dans le théâtre comique du Moyen Age, où il reposait sur la gestuelle, le mime, la faconde de l'acteur et parfois sur la satire de moeurs. Chez Tchékhov, on passe constamment de la conférence au discours personnel du «Mari de sa femme», dichotomie qui procède du double personnage fréquent jadis. Si satire il y a, elle s'exerce contre la faiblesse d'un homme, archétype du mari d'un couple à la Dubout2 et content de l'être. Le texte avait été écrit pour l'acteur Gradov-Sokolov, acteur de moeurs qui se produisait aussi dans l'opérette.

Les couplets, longtemps caractéristiques du vaudeville, ont disparu autour de 1860—1870 en France. Il est donc normal qu'il n'y en ait plus. «La Noce» constitue un cas à part: les fredons de Zmeioukina, la musique et la danse appartiennent à la situation et se montrent bien moins artificiels que dans un vaudeville classique.

Les monologues, dans les pièces à plusieurs personnages, faisaient naturellement partie des structures du vaudeville où l'on jouait au public. Ils ont généralement deux fonctions: 1) l'exposition de la pièce; 2) la confidence au public à un moment où le héros a besoin de faire le point après un tourbillon de folles péripéties. Le monologue de Lomov («La Demande en mariage», scène 2) contribue à l'exposition et l'étoffe d'une confidence sur son caractère et son état de santé. Exposition encore que le monologue de Hirine au lever de rideau du «Jubilée». Des monologues-confidences, on en trouve dans «L'Ours»: à la scène 2, Popova s'adresse à son mari défunt, et non au public, avec un effet de redondance comique; à la scène 7, Smirnov parle à Popova absente: il lui «fait une scène» en une sorte de mini-théâtre, et achève son monologue en confidence au public. Le monologue de Smirnov à la scène 5 reste dans la forme classique et informe le public sur ses difficultés financières, ses amis, son caractère.

Les didascalies sont relativement peu nombreuses, mais très précises dans les vaudevilles: auteurs, régisseurs, acteurs, très spécialisés, savaient animer les personnages sans que les détails soient mentionnés. Tchékhov reste dans la norme sur ce point. En revanche ses indications de décors sont succintes, moins précises et plus réalistes que dans les vaudevilles: Labiche ou Feydeau mentionnent un nombre notable de portes qui sont là pour créer un mouvement très dynamique et des effets de surprise. Tchékhov s'en tient à la généralité du lieu choisi, sauf dans «Le Jubilée»: l'ameublement y est défini comme prétentieux et d'un luxe recherché, glissement vers l'indication psychologique et sociale au détriment du mouvement scénique.

Les objets sont très peu nombreux chez Tchékhov, comme dans le vaudeville. Leur fonction est d'animer des jeux de scène: la photographie de «L'Ours», le boulier de Hirine, le monocle ou les bagages du «Jubilée». La manipulation de ces objets crée, suivant la règle traditionnelle, le rythme, le comique (le gag manuel) et parfois des effets. Dans certains vaudevilles, la fonction de l'objet était beaucoup plus importante, car un objet devenait le moteur de l'intrigue elle-même. L'exemple-type en est «Un Chapeau de paille d'Italie» de Labiche, Tchékhov attribue par trois fois une fonction analogue à un objet:

1) le revolver de «L'Ours»: il surgit comme une simple source de jeu de scène et comme effet de surprise dans les péripéties (le duel ou sa menace était un classique du vaudeville). Mais le fait que ce soit une femme qui propose le duel, veuille aller jusqu'au bout, manipule l'objet de façon insensée, inverse les usages, et provoque ainsi la tentation amoureuse de Smirnov devant son audace, confère au revolver un rôle moteur dans le retournement et la conclusion de l'action;

2) le revolver de «Tragédien malgré lui» a déjà une configuration tchékhovienne: c'est un objet sans existence scénique matérielle; réclamé par Tolkatchov dès la deuxième réplique, il introduit toute «l'action» (plus proche d'un récit-monologue) qui consiste à justifier la demande de l'arme. Le cri final de Tolkatchov «Du sang! Du Sang!» et la course-poursuite referment la bouche sans revolver réel, mais avec la même idée de meurtre, un passage à l'acte (fictif, si l'on veut, par rapport à l'arme);

3) toujours dans «Tragédien malgré lui», l'accumulation d'objets hétéroclites et encombrants figurant dans les didascalies et impliquant un comportement scénique de l'acteur, fait elle aussi office de moteur de l'action (ou mieux, de la montée en tension du récit-monologue). C'est à cause de cette accumulation que Tolkatchov est hors de lui, réclame un revolver et finalement du sang quand Mourachkine veut encore surcharger cette abondance d'objets. L'accumulation même et la violence des réactions confinent à l'absurde.

Les personnages portent des noms cocasses, plus ou moins signifiants, ce qui était le cas dans le théâtre comique dès sa naissance et dans le vaudeville, et qui fut employé dès les débuts de la comédie russe. La définition des personnages appartient à la routine du vaudeville. Pourtant, Nioukhine est aussi le «mari de sa femme»; nous trouvons ici ce «зерно» — selon un terme stanislavskien — du personnage, une notation psychologique sous forme ironique.

Les costumes ne sont pas mentionnés en général en France. Dans «La Demande en mariage», il n'était peut-être pas nécessaire de noter son frac et ses gants blancs puisque Lomov vient faire sa demande. Les fossettes de la jeune veuve de «L'Ours» annoncent le retournement de situation de Smirnov amoureux (mais les voit-on quand l'actrice est en scène?). Dans «Le Jubilée», les costumes et leurs accessoires sont bien liés aux circonstances et à la fonction des personnages, mais les décrire n'est pas vraiment nécessaire. Ces notations procèdent probablement de l'écriture d'un auteur de nouvelles, non d'un homme de théâtre, ce qu'étaient d'abord les vaudevillistes.

Il n'y a pas d'ingénues ou de jeunes premières propres à la pièce bien faite, sinon celle, un peu particulière, de «La Demande en mariage» qui mène le jeu. En ce qui concerne la position sociale des personnages, Tchékhov n'emprunte rien au vaudeville (bourgeois, rentiers, nobles peu sérieux); ses personnages sont bien russes: propriétaires fonciers, employés, fonctionnaires, petit-bourgeois, et un individu nouveau dans la Russie des années 1880, le banquier du «Jubilée», présentés dans leur spécificité de classe. La satire sociale à leur égard est plus acérée que dans le vaudeville de Feydeau, notamment dans «La Noce», et «Le Jubilée»; sur ce plan, Tchékhov me semble plus proche de Courteline.

Un mot des valets. Les comédies classiques leur donnent un rôle moteur très important, ils entretiennent des relations affectives, ludiques et dramaturgiques avec leurs maîtres. Cette situation n'existe déjà plus dans le vaudeville qui conserve un rôle tout juste fonctionnel et très secondaire à des personnages souvent malhonnêtes et méprisée. Le valet disparait chez Tchékhov, à l'exception du Louka de «L'Ours» qui relève de la bonne adaptation russe d'un personnage classique français mal venu dans la société russe et mal accepté des critiques, l'exemple de l'emprunt réussi étant Ossip du «Revizor». Louka remplace la nounou (inversion), car il materne sa maitresse, entretient des relations affectives avec elle. Son grand âge fait naître des situations et des jeux de scène comiques: il ne peut physiquement chasser Smirnov quand Popova le lui ordonne, il ne peut que l'y inviter et répéter des ordres; plus tard, il se trouve mal et réclame de l'eau, ce qui ne s'est jamais vu sur une scène. Louka est en quelque sorte knock out; son opposition est absolue avec Popova qui adopte, elle, une attitude masculine. Firs sera plus tard la version tragique de Louka; inversement, le rire provoqué par Louka prend une nuance ambiguë.

Du côté de la fable, la pièce la plus intéressante est «L'Ours»: une jeune veuve éplorée trouve un nouvel amour. L'idée n'est pas toute neuve: La Fontaine avait composé une fable, «La jeune Veuve», justement, et Marivaux une comédie, «La seconde Surprise de l'amour». Comme Marivaux, Tchékhov entrelace un conflit de coeur et des conflits d'intérêts; des blocages dans les situations se défont soudain devant la «surprise de l'amour». Structurellement, la pièce commence par le dialogue Popova/Louka et fait pendant à la scène de la Marquise et de Lisette: scène d'exposition où la dame s'entête dans son veuvage, son chagrin et sa solitude volontaire, tandis que le valet ou la soubrette l'incitent à se distraire et à s'ouvrir à la vie. Dans «L'Ours», la scène est bien plus courte, sans ces plaisirs de la conversation propres à Marivaux, mais tourne à la farce: le mari défunt de Popova était volage et rustre. Là s'arrête la comparaison; les ressorts dramatiques et les comportements des personnages diffèrent.

L'intrigue des comédies de jeunesse est très linéaire et très simple, alors que dans le vaudeville français une succession d'obstacles extérieurs et d'embrouilles font constamment rebondir l'action. Dans toutes les pièces de Tchékhov, les obstacles sont intérieurs, nés des comportements des personnages principaux en scène, y compris les «amoureux». Ils ont pour mobile presque unique un entêtement borné, poussé jusqu'à l'énormité absurde, une idée fixe délirante, généralement centrée sur l'argent ou la vanité, avec des variantes et des conséquences proprement scéniques. Dans son ouvrage consacré à Feydeau, Henri Gidel écrit que «la confrontation de deux égoïsmes, ce perpétuel dialogue de sourds, constitue le fondement même de l'action réelle»3. On pourrait en dire autant pour Tchékhov, mais l'emploi qu'il en fait diffère notablement. La concision de l'écriture tchékhovienne, la concentration de l'action sur un trait de caractère ou autour d'une situation bien ancrée dans le réel, prêtent aux péripéties, par l'énormité même de l'entêtement des protagonistes sur leur point de vue, une valeur générale, exemplaire, d'un comportement humain, et spécifique de la société russe. A la raillerie légère du vaudeville envers les travers du rentier français, se substitue un rire quelque peu amer devant la «пошлость». Si Popova et Smirnov dans «L'Ours» s'en tiennent à un entêtement issu de leur caractère et d'une nécessité financière réelle, les «amoureux» de «La Demande en mariage» s'enferrent jusqu'à la crise de nerfs dans un débat sans issue. Dans «Le Jubilée», l'entêtement fonctionne encore autrement. Chacun des quatre personnages a son idée fixe: un dossier comptable à préparer pour Hirine, des préoccupations personnelles et un discours à composer pour Chipoutchine, des médisances et des histoires de vacances à raconter pour Tatiana Alexéevna, une réclamation obsessionnelle pour Mertchoutkina. L'absurde règne en maître: chacun s'enferme dans des domaines parallèles qui ne communiquent presque pas entre eux, sauf par moments, particulièrement à travers Chipoutchine ou Hirine qui arrivent à créer un lien entre eux, mais un par un, sauf à la fin. Enfin, dans «Tragédien malgré lui», l'égoïsme stupide des «дачники» provoque les réactions apocalyptiques de Tolkatchov.

La poudre aux yeux et les rodomontades, vieux ressorts dramatiques de la farce depuis «Miles gloriosus» de Plaute, les capitaines en tout genre des XVI et XVII siècles, «Les Précieuses ridicules» de Molière dont le «Revizor» gogolien porte des traces, sont encore opératoires. Dans «La Noce», le procédé est à double détente: des petits bourgeois se procurent contre argent un «général» pour leur noce; le «général» (un simple officier de marine en retraite) s'envole dans un discours hautement technique sur les commandements pour manoeuvrer les voiles. «Les Méfaits du tabac» sont presque une inversion de la rodomontade: Nioukhine gonfle, non pas lui-même, mais les vertus de sa femme et sa soumission à celle-ci, ce qui est un comble.

Contrairement au vaudeville, et notamment à Feydeau, le héros n'a pas de pensée zig-zagante, parant sans cesse aux coups imprévus tombant de l'extérieur, grâce aux quiproquos et aux affabulations qu'il a inventées. Chez Tchékhov, l'entêtement est rigoureusement refermé sur lui-même; le rebondissement ne peut venir que de la situation et des personnages qui y sont coincés. Les hommes et les femmes sont également murés dans leur propre surdité.

Enfin, je noterai au passage, ce qui n'est pas le cas des vaudevilles français, la misogynie tchékhovienne. L'èpouse est le mauvais génie de la villégiature, les femmes sont les plus acharnées du «Jubilée»; c'est Nastassia, la mére, qui a voulu inviter un général à la noce, sans parler de la personnalité dominatrice de la femme de Nioukhine et de ses neuf filles, ni même de l'énergie terrifiante de Popova.

Les égoïsmes antagonistes èt butés qui montent comme une mousse trouvent une solution tant bien que mal dans «L'Ours», conformément aux règles de la pièce bien faite dans «La Demande en mariage», et pas du tout dans les autres pièces. C'est justement l'une des originalités de Tchékhov par rapport au théâtre français, et sur ce point, il rejoint Courteline.

La pièce bien faite exigeait un «happy end», mariage ou réconciliation des époux. Cette fin existe pour «L'Ours», mais il n'y a cependant aucun arrangement pécuniaire; Smirnov gémit que les foins sont en cours, qu'il doit payer des intérêts le lendemain et qu'il ne se pardonnera jamais d'être tombé amoureux. On peut se demander ce qui arrivera après le baiser final, chacun restant sur ses positions. Dans «La Demande en mariage», il n'y a pas solution, mais seulement interruption de l'obstination. Ainsi se dessine déjà une absence de fin bien tchékhovienne: «Le bonheur conjugal commence!» s'exclame Tchouboukov, le père, après que, dans la joie générale, Lomov ait toujours la jambe paralysée et que Nathalie relance le débat sur les chiens. Dans les autres pièces, il n'y a vraiment aucune conclusion. La cérémonie du «Jubilée» est remise à plus tard, un peu comme dans «L'Impromptu de Versailles» de Molière. Le conférencier des «Méfaits du tabac» rentre à la niche conjugale en offrant ses filles à qui en voudra, ce qui équivaut à une fin-fuite. La fête de «La Noce» continue et la question d'argent donné/volé revient sur le tapis tandis que le capitaine s'enfuit, humilié. Ces dénouements, si l'on ose employer ce mot, ne constituent pas l'aboutissement d'une progression dramatique; ils offrent l'aspect d'un évanouissement général, parfois réel, des personnages, ou métaphorique, et d'un retour à la situation initiale, comme après un moment de folie ou un cauchemar. Gogol avait déjà imaginé de telles fins («Revizor», «Les joueurs», «Le Mariage») et cette espèce de structure circulaire. «Tragédien malgré lui» se termine par une course-poursuite violente: c'est une sortie de clown, un gag de farce de foire comme il y en avait depuis le Moyen Age et qui trouvera bientôt son apogée au cinéma. Je remarquerai cependant que dans les années suivantes, des écrivains européens, russes notamment, vont chercher au cirque ou dans les variétés populaires des procédés de renouvellement littéraire et théâtral. Tchékhov en apporte ici un signe avant-coureur.

Le fondement du vaudeville, le rythme, est aussi celui des pièces comiques de Tchékhov, parfaitement maitrisé, sans temps morts. Les moteurs en sont les mêmes que dans le vaudeville, compte-tenu des différences de fonctionnement général que j'ai mentionnées:

— les constants retournements de situation, nés du dialogue;

— la colère, l'énervement, l'excitation, la dispute, issus de l'affrontement de deux entêtements, leur interruption, leur chute après un paroxysme;

— la brièveté des dialogues, ou au contraire la longueur d'une tirade, voire le conflit de deux types de durée des répliques;

— l'accélération du rythme à l'intérieur d'une situation créée, jusqu'à l'intervention d'un personnage, d'un jeu gestuel lié à une infirmité, d'une syncope, ou jusqu'à la crise de nerf;

— les répétitions verbales: reprises de répliques, avec plus ou moins de variantes, des glissements, etc.;

— un certain nombre de procédés verbaux en corrélation avec le comique.

Dans «Le Jubilée», du fait que le discours et la gestuelle de chacun se rencontrent peu, on a affaire à une superposition, à un collage, si j'ose dire, de rythmes qui fonctionnent presque indépendamment les uns des autres et qui changent encore quand les discours parallèles deviennent dialogues. De toute façon, tous les dialogues impliquent des jeux de scène qui, par leur rythme propre, complexifient les rythmes du texte, les cassent ou les relancent, les contredisent, etc. Initialement, Tchékhov prévoit moins de mouvement spatial que Labiche ou Feydeau, puisque les intrigues sont repliées sur elles-mêmes. Pourtant, les affrontements individuels sans relâche poussent à la précipitation des événements. «Tragédien malgré lui» oppose deux personnages, deux lignes rythmiques jusqu'à l'explosion finale. «La Noce» suit le rythme général d'un bal de mariage auquel se superposent plusieurs conversations privées, l'annonce puis l'arrivés d'un «général», le discours du «général» (discours déjà façonné comme un montage d'ordres techniques et de langage ordinaire) coupé/relancé par différentes personnes, mais accéléré jusqu'à sa chute brutale, définitive, et la fuite. On pourrait dire le rythme épouse rigoureusement les péripéties et les réactions de chaque personnage, ce qui est dit et fait, mais aussi ce qui n'est pas toujours dit ou fait. L'activité corporelle peu prévue par les didascalies, découle des éléments du discours et du rythme qui en naît. Le rythme est l'extériorisation du mouvement intérieur, presque d'un sous-texte, car pour tous, la situation est d'abord créée du dedans — ce qui n'est pas le cas des vaudevilles où les interventions externes sont le moteur des péripéties. Le problème des «Méfaits du tabac» est celui de tous les monologues: le rythme naît à la fois de la nécessité de tenir le public en haleine, de ce qui est dit (coq-à-l'âne, incohérences) et du conflit qui a lieu non pas sur scène ou dans l'action, qui est inexistante, mais seulement dans la tête du conférencier et dans sa vie hors scène, de la spirale de son délire et de ses relations conjugales, de tout un non-dit émergeant du discours.

On pourrait relever des rythmes linguistiques dans le jeu des répétitions, de l'accumulation verbale, procédés familiers au théâtre comique le plus ancien. Il faudrait enfin dégager ce qui est propre à Tchékhov et au théâtre russe: le rythme né de la répétition de dominantes vocaliques et de l'accentuation4.

La comédie tchékhovienne ignore évidemment les adultères, les allusions grivoises et les caleçonnades. Contrairement au vaudeville encore, il y a très peu de quiproquos; le «général» de «La Noce» est la seule exception. Rares sont les effets, sauf le revolver de «L'Ours», les crises de nerfs, les évanouissements, etc. Le contraste parole/situation ou leur disproportion, les exagérations, les colères, les accumulations narratives, les réponses à côté, c'est tout un aspect non-réaliste du vaudeville qui réapparait chez Tchékhov, mais atteint parfois une énormité qui nous ramène au clown; je ne citerai qu'un exemple, la fin du «Jubilée» où Hirine chasse Mertchoutkina:

«Hirine (poursuivant Mertchoutkina). Hors d'ici! Attrapez-la! Battez-la! Egorgez-la!

Tatiana (crie). Au secours! Au secours! Ah! Ah! C'est abominable! C'est abominable! (elle bondit sur une chaise puis s'affale sur un divan et gémit, comme en syncope).

Hirine (poursuivant Merthoutkina). Battez-la! Ecorchez-la!»

L'agressivité des dialogues et des personnages, les défauts physiques ou les tics (Lomov de «La Demande en mariage», les palpitations de Chipoutchine et les trépignements de Hirine dans «Le Jubilée») relèvent d'un système très ancien. Il n'y a pas de ces «mots» dont le vaudeville fut friand et qui lui sont particuliers, jeu bien parisien, dirais-je, et dont Molière usa et se moqua tout à la fois. Tchékhov, de concert avec la tradition du théâtre des origines au vaudeville imprègne les dialogues de coqs-à-l'âne, de répétitions de mots et de formules, d'accumulation verbale. Le jargon, né sur les tréteaux de la foire, constamment vigoureux du Moyen Age à Molière, chez les clowns et dans les vaudevilles, introduit en Russie sous forme de mots français dès Fonvizine, surgit dans «La Noce»: pour quelques noms français des figures du quadrille, les mots grecs de Dymba renouvellent le procédé. Les termes des manoeuvres de marine sont si étrangers aux oreilles du commun qu'ils sont perçus comme du jargon. Comme les vaudevillistes, Tchékhov saisit l'actualité: Nioukhine compare bizarrement Revounov-Karaoulov à Boulanger5, après l'avoir vu comme «малина». Le comique de jeux de scène, liés au dynamisme gestuel et verbal né de la situation, est le même que pour le vaudeville. On a affaire à des personnages tellement excessifs, même s'ils sont puisée dans la vie, tellement emportés par un rythme frénétique, pourtant produit de façon différente, que l'on peut admettre pour Tchékhov l'idée de Bergson que «le vaudeville est à la vie réelle ce que le pantin articulé est à l'homme qui marche, une exagération très artificielle d'une certaine raideur naturelle des choses»6. Si l'entêtement des personnages, avec le blocage de l'action et des situations, correspond à cette raideur des choses, il me semble que les mécanismes tchékhoviens portent plus loin et autrement. L'écrivain russe approfondit la nature sociale des personnage — amusante mais superficielle dans notre vaudeville, — il insiste sur la «пошлость» d'un milieu et sur les faiblesses de la condition humaine. Le cri de Revounov-Karaoulov est très révélateur sur ce point:

«Будь это порядочное общество, я мог бы вызвать на дуэль, а теперь что я могу сделать? (Растерянно.) Где дверь? В какую сторону идти? Человек, выведи меня! Человек! (Идет.) Какая низость! Какая гадость! (Уходит.)».

La première phrase pourrait être d'un vaudeville, la seconde renvoie à Molière («L'Avare»: «Où courir? Où ne pas courir?»), la troisième est digne de Gorki. Rire de l'homme offensé et souffrir avec lui! Nous touchons au grotesque. Vakhtangov avait raison de refuser un Tchékhov lyrique et de vouloir le jouer grotesque, associant «La Noce» à «Un Festin pendant la peste» de Pouchkine7. Je m'en tiendrai à cet exemple; je pourrais en citer d'autres. Cela aurait dû ouvrir des perspectives pour l'interprétation non seulement des pièces courtes, mais aussi des grandes. Il n'y a pas de rupture absolue entre elles.

On peut constater combien et comment Tchékhov s'éloigne de notre vaudeville, malgré des liens évidents et des procédés bien employés. En France même, dans les années 80 du siècle dernier, le vaudeville était contraint d'évoluer, usé par trop de succès et de galvaudages. Feydeau n'est déjà plus Labiche. Plus proche de Tchékhov me semble Courteline8 dont le théâtre s'épanouit à partir des années 1890. «Le vaudeville a sa place toute marquée entre la bouffonnerie et la comédie de moeurs, permettant à la fois l'extravagance de l'une et l'humanité de l'autre...» Dans «Boubouroche», «vous... chercherez en vain le quiproquo et la complication. Sur une donnée mille fois exploitée déjà, j'ai tenté des arabesques nouvelles, des intentions d'observations et — oserai-je vous le confesser? — des volontés de littérature»9. Faisons la part d'une certaine naïveté chez un écrivain qui n'a pas la classe d'un Tchékhov. Il demeure que Courteline a puisé ses sujets dans une réalité bien plus concrète et plus représentative que ses confrères du Boulevard: ce sont les abus d'une interprétation du droit, littérale jusqu'à l'absurdité, jusqu'au délire, par des médiocres qui détiennent une parcelle de pouvoir («Le Commissaire est bon enfant», «Le Gendarme est sans pitié», «Les Balances», «L'Article 330»), ou bien ce sont des traits de moeurs, des relations conjugales, grossis jusqu'à l'extravagance, avec une parcelle de sadisme du mari envers sa femme («La Peur des coups», «La Paix chez soi»), avec les roueries féminines; c'est le couple Boulingrin («Les Boulingrin») qui ne peut exister qu'en se déchirant devant témoin. Nous voyons un rire mêlé de cruauté, un scepticisme, une hyperbolisation des relations humaines du même ordre que chez Tchékhov; tous deux ignorent les fins véritables, tout continue. L'absurde, donnée familière du vaudeville, atteint chez eux le grotesque par son énormité issue d'une vérité humaine profonde. Est-ce affaire d'époque et de société? Ou du regard personnel d'un écrivain? Il y avait des précédents fameux dans la culture nationale de Tchékhov, bien peu et bien plus lointains dans la littérature française.

Примечания

1. Le théâtre comique en France survient au XV siècle.

2. Dubout Albert, caricaturiste français du XX siècle, célèbre pour ses mégères énormes flanquées de maris rabougris.

3. Gidel H. Le Théâtre de Georges Feydeau... P.: Klincksieck, 1979. P. 207.

4. Chipoutchine exténué ne sait plus que dire: «Депутация... репутация... оккупация...» Smirnov: «Очи черные, очи страстные, алые губки, ямочки на щеках, луна, шепот, робкое дыханье. <...> Все женщины, от мала до велика, ломаки, кривляки, сплетницы, ненавистницы, лгунишки...» (sc. 8). «Разлимонился, рассиропился, раскис... стою на коленях, как дурак, и предлагаю руку... Стыд, срам!» (sc. 10).

5. Boulanger, général français dont la popularité et l'activité factieuse de 1886 à 1889 firent là une des journaux.

6. Bergson H. Le Rire. P.: P.U.F., 1983. P. 78.

7. Вахтангов Е.Б. Всехсвятские записи. 26 марта 1921 // Театр. 1987. № 12. С. 151.

8. Courteline Georges (1858—1929), auteur de nouvelles et de comédies brèves, entre 1881 et 1912.

9. G. Courteline, interview à «L'Evénement», 28 avril 1893, cité par Francis Pruner dans l'introduction au «Théâtre» de Georges Courteline. P.: Garnier-Flammarion, 1965. P. 15.