Gerard Abensour. «Ivanov». Nanterre 1989, Saint-Denis 1990
Le théâtre de Tchékhov commence à être connu en France dans les années 1920 grâce à Georges et Ludmilla Pitoëff qui révèlent au public parisien les quatre pièces de la maturité, celles qui ont été montées par le théâtre artistique de Moscou, et dont le mystère parait lié à la fameuse âme slave. Mais c'est à partir de la deuxième guerre mondiale que ce théâtre va faire son chemin et, après une longue phase d'admiration mêlée d'incompréhension, être reconnu comme un des constituants du théâtre moderne. Il faudra arriver à cette phase post-moderniste où la révolution amorcée par le théâtre tchékhovien aura été assimilée par les acteurs et le public, pour que l'intérêt se tourne vers ces pièces de jeunesse que l'on percevait au départ comme des ébauches imparfaites.
Bien que monté pour la première fois en 1946 par Jacques Mauclair, «Ivanov» n'a vraiment été découvert qu'au cours de la dernière décennie. On en gardait le souvenir d'une piéce geignarde au héros pathologique. Après un premier essai de relecture par Claude Régy à la Comédie française en 1984, la cuvée du centenaire a permis une réhabilitation complète de cette pièce. La célébration du centenaire de la création de l'oeuvre à Saint-Pétersbourg (février 1889 au théâtre Alexandra) a permis d'assister à deux spectacles du plus grand intérêt. Il y a la mise en scène de Pierre Romans, très beau spectacle donné en 1989 au théâtre des Amandiers à Nanterre. Voué à la modernité, le théâtre de Chéreau s'attache en même temps à approfondir la tradition. Et c'est à ce titre que Tchékhov y voisine avec Shakespeare, et qu' «Ivanov» a été traité comme une oeuvre classique, avec un grand souci de fidélité aux intentions avouées de l'auteur.
Au début de l'année 1990, un autre théâtre de la banlieue parisienne, un de ces autres lieux voués à la recherche, le théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, donnait un cycle d'oeuvres de Tchékhov (sous le titre «Fous de Tchékhov»), entre autres un «Ivanov» entièrement tiré du côté de la modernité. En parler s'impose d'autant plus qu'il s'agit d'une mise en scène antithétique par rapport à la première. Nous allons voir comment cette même oeuvre peut être conçue comme un chef d'oeuvre du classicisme ou au contraire comme un monument du théâtre contemporain. Mais après tout n'est-ce-pas le privilège des grandes oeuvres que d'offrir ainsi un visage de Janus?
Quand la scène s'ouvre au théâtre de Nanterre, enveloppée dans un rideau de tulle bleue, ce qui frappe c'est la beauté d'un décor nappé d'une lumière chaude qui évoque le charme des gentilhommières à la Tourguenev. Cette beauté, cette élégance, sera la marque principale d'une action dont le héros parait d'autant plus pitoyable qu'il est en apparence le plus heureux des hommes. La référence implicite est ici à Don Juan plutôt qu'à Hamlet. Au lever du rideau, Ivanov dort dans son fauteuil à côté de Borkine. Celui-ci restera longtemps à contempler le dormeur avant de venir stupidement poser le canon de son fusil contre sa tempe. D'oû le réveil en sursaut et cette peur panique d'Ivanov furieux d'être ramené à la conscience par ce présage de mort.
Regardons la table de jardin devant Ivanov. Y sont empilés pêle-mêle des livres, un sablier et une mappemonde. Pendant le sommeil du héros, le spectateur a pu se familiariser avec ce beau décor, s'imprégner de cette atmosphère où le temps s'écoule sans à coups, rythmé par le cri de la chouette. Ce moment d'absence s'ouvre sur le temps et sur l'univers. Tout est ouvert. Le pavillon à gauche est construit de telle sorte que l'on peut le contourner. La nature, le monde pénètrent sur cette scène qui n'est qu'un point au milieu de ce vaste univers suggéré par la mappemonde. Le parc, le jardin sont un microcosme, souvenir du paradis perdu et en même temps appel à un retour impossible vers l'harmonie, cette harmonie que les personnages recherchent vainement. D'où une grande beauté et une grande délicatesse dans ces silhouettes d'arbres qui suggèrent la nature apprivoisée au sein de laquelle se tourmentent les personnages et qui accroît le contraste entre l'éternité de leurs aspirations et le poids du quotidien qui les écrase, et dont Ivanov ne se relèvera pas.
Par un procédé courant maintenant le décor est ainsi fait que l'on est à la fois dehors et dedans. Ivanov est-il endormi dans le jardin on dans sa chambre? Sarah joue-t-elle du violoncelle dans le jardin ou dans le pavillon où elle va rejoindre le comte Chabelski? Ce système sera particulièrement efficace pour suggérer la maison des Lébédev, où les limites entre le salon et le parc sont effacées, ce qui permet une grande fluidité dans les déplacements. Les personnages se croisent et se retrouvent inopinément, et l'on aboutit au coup de théâtre où Sarah découvre dans les bras de Sacha un Ivanov savourant un instant de bonheur.
Le mélodrame et le vaudeville qui sous-tendent le drame sont bien exprimés dans cette mise en scène qui fait jouer le rôle de Zinaida Savichna, la mère de Sacha, par une actrice grande, sèche et dotée d'un accent allemand. Ce trait en accroît le côté déplacé, inadapté au reste des personnages, et donne de son avarice une explication en quelque sorte génétique. Cette femme est le contraire même de l'esprit russe généreux et sentimental que symbolise Lébédev, son mari.
On arrive là à un trait essentiel de cette mise en scène: c'est sa volonté de suggérer, sans forcer, l'atmosphère russe de la pièce, notamment par la coupe des costumes et la fidélité à des coutumes russes comme celles de la consommation de vodka accompagnée de zakouskis. Et c'est à partir de cette russité stylisée, sans forcer la note d'exotisme, que nous en venons à l'universel. Et cet universel contemporain c'est l'état de dépression, de neurasthénie dans lequel se trouve Ivanov. On sait, par sa longue lettre à Souvorine (du 30 décembre 1888), que Tchékhov attribuait exclusivement aux Russes les traits de cette affection à laquelle on a maintenant donné le nom de syndrome maniaco-dépressif. Il y dessine même un schéma en forme d'oscillogramme pour montrer comment à des moments d'exaltation succèdent des phases d'abattement de plus en plus rapprochés. Il oppose dans ce domaine les Russes aux Français qu'il crédite en revanche d'une égalité d'âme à toute épreuve. Il serait surpris d'apprendre que les Français sont actuellement parmi les peuples qui prennent le plus de tranquillisants!
Voici un passage curieux de cette lettre, tiré de son post-scriptum:
«Dans ma caractérisation d'Ivanov j'emploie souvent le terme de «russe»... Quand j'ai écrit la pièce je ne songeais qu'à ce qui est nécessaire, c'est-à-dire uniquement les traits russes typiques. Ainsi l'excitation («возбудимость») excessive, le sentiment de culpabilité, l'état d'abattement sont purement russes.
...L'excitation des Français se maintient à la même intensité, sans sautes brusques vers le haut ou le bas, c'est pourquoi le Français garde son excitation normale jusqu'à son plus vieil âge. En d'autres termes les Français n'épuisent pas leurs forces dans un état d'excitation excessif; ils font un usage sensé de leurs forces et ne sont donc pas sujets à l'épuisement» (П. 3. 115).
Ivanov se plaint qu'à trente-cinq ans il se sent vieux et comme vidé de sa substance. Il est épouvanté de voir qu'il ne règne pas sur son propre être. Il est dépossédé de lui-même sans savoir par qui et pour quoi. Est-ce pathologique et serait-il simplement la proie d'un état dépressif? Ou bien sa souffrance morale est-elle d'ordre métaphysique, par prise de conscience de cette impuissance qu'a l'homme de créer son bonheur, contrairement à tous les enseignements de l'éducation humaniste? Les accents du personnage nous font osciller entre ces deux interprétations qui dans les deux cas renvoient à des préoccupations très actuelles.
Lors de l'explication finale entre Ivanov et Sacha, celui-ci apparait en frac: les deux personnages sont face à face, séparés par toute l'étendue de la scène et l'on assiste au combat entre l'espoir et le désespoir, car Sacha croit encore à la possibibité de réaliser le bonheur par la volonté, comme les livres le lui ont enseigné. Or, nous sommes renvoyés aux mêmes interrogations devant la faillite de tous les modèles culturels d'aujourd'hui.
L'étranger est ainsi rendu familier au spectateur français qui se sent interpellé par ce drame qui, pour être ancré en terre russe, n'en est pas moins transposable dans notre monde actuel.
Tout autre est le parti pris par Jean-Claude Fall et Yaël Bacry qui sont à l'origine de la version montée à Saint-Denis. A l'élégance d'un monde mythique répond ici une volonté de banalisation et de transposition contemporaine. Le costume est celui des foules de nos villes d'aujourd'hui caractérisé par l'indifférence à tout effort pour plaire. Ivanov a des souliers de ville à semelle épaisse, seul Borkine garde une touche particuliére: il porte des bottes. Les invités des Lébédev ressemblent plus à des loubards de banlieue qu'à des fonctionnaires de sous-préfecture. Au moment où Ivanov viendra, au dernier acte, déclarer qu'il renonce au mariage, il sera en gilet, sa longue chemise passant par dessus le pantalon: on comprend que c'est soudain dans le processus même consistant à revêtir le costume de cérémonie, qu'il s'est rendu compte de l'impossibilité où il était de recommencer une nouvelle fois le cycle infernal de la vie.
Mais le contraste le plus frappant est celui du plateau lui-même Les spectateurs sont accueillis par le noir qui, lorsqu'il s'illumine sous l'effet de la lumière froide des projecteurs, révèle une boîte nue, aux parois badigeonnées en bleu sombre et qui suggère l'enfermement de l'arène où se joue dans le huis-clos un dernier combat tragique qui ne peut mener qu'à la mort.
Ivanov est assis sur une petite chaise étroite et lit un livre à droite de la scène. Borkine arrive et le menace de son fusil ce qui provoque une réaction agacée, mais on a presque l'impression d'une complicité entre le maître et l'intendant, comme emportés dans la même galère.
Au lieu du délicat pavillon construit sur la scène, la maison d'Ivanov est définie par la paroi de gauche dans laquelle s'ouvrent une porte et une fenêtre d'où Sarah apparaîtra pour appeler son mari. La nature est absente de ce paysage minéral. On est dans le règne du vide, dans une atmosphère inquiétante qui s'apparente au théâtre de Beckett. Dès le début de la pièce Ivanov est un mort-vivant qui se débat contre un ennemi implacable, sa jeunesse pleine d'illusions, dont Sarah lui renvoie le souvenir intolérable. Le passé est mort, et le présent n'est que souffrance.
La réception chez les Lébédev se joue dans cette même boîte, à un détail près. Une rangée de cinq ou six chaises est alignée contre le mur du fond. S'y asseoient les trois «invités» ainsi qu'un personnage mystérieux, qui ne prend pas part à la conversation, que les autres remarquent à peine, et qui passe son temps à fixer le public de son regard absent ou à regarder à terre, la tête entre les mains. Ce personnage muet jouera son rôle à la fin, comme nous le verrons.
Prenons la scène centrale de la pièce, afin de comparer son traitement dans les deux mises en scène de ce spectacle. Il s'agit évidemment de la scène du 3 acte où Ivanov, excédé par les reproches de Sarah qui, pour la première fois abandonne son attitude de victime pour devenir accusatrice, lui lance les mots terribles: «Tais-toi, sale Juive». Notons au passage que, si la traduction de Vitez reprise à Nanterre rend ainsi le terme russe «жидовка», la version de Yaël Bacry est plus crue puisqu'elle fait dire à Ivanov «sale youpine». Je reviendrai ultérieurement sur ces différences de langue.
L'actrice Nada Strancar qui joue Sarah avec un tempérament qui frise l'hystérie apparait presque comme vulgaire dans les accusations qu'elle lance à la tête d'Ivanov, joué par Didier Sandre, et où elle reprend les ragots rapportés par le médecin. Elle prend les devants et détruit, en accusant son mari, ce qui la rattachait encore à la vie. Ivanov est excédé par ces reproches et en même temps, il se rend compte que les dernières illusions s'envolent. Il n'en peut plus, il se jette sur elle pour la faire taire, la saisit au cou comme s'il voulait l'égorger, et la jette à terre en lui lançant la terrible imprécation par laquelle il semble libérer son âme. Ensuite, pris de remords il s'efforce de la relever tandis qu'elle le repousse. Ainsi le meurtre est consommé et en même temps la décision du suicide semble découler de cette scène où la violence physique s'est donné libre cours pour la première et la dernière fois de la pièce.
Dans l'autre mise en scène, on voit au contraire Sarah, jouée par Véronique Mailliard, affronter Ivanov, avec la voix douce et impassible d'un juge. Elle parle sans forcer la voix, presque comme s'il ne s'agissait pas d'elle-même. Lorsque, n'y tenant plus, il lui lance le mot terrible, elle s'arrête un instant puis avance lentement vers lui comme emplie d'amour et ils tombent dans les bras l'un de l'autre, lui pleurant de remords et elle comme joyeuse et apaisée, dans une relation étonnamment sado-masochiste. Nous comprenons alors que dès le début de la pièce tout était consommé et notamment le suicide de cet homme incapable de répondre aux questions qu'exigent de lui tous ses proches et en particulier Sarah aussi bien que Sacha.
Dans le travail de Pierre Romans la violence physique traduit une pulsion de mort. Dans la version de Jean-Claude Fall elle correspond à un simulacre de vie. On assiste à une scène très physique au moment où, au cours de la fête chez les Lébédev, Sacha cherchant à avoir une explication avec Ivanov, le poursuit depuis le parc.
Il se tord les pieds en courant comme s'il se prenait les pieds dans un tapis et s'effondre par terre: Sacha le recouvre de son corps et l'embrasse pour le consoler. C'est dans cette attitude très parlante que Sarah les surprend: elle reste au bord de la scène, comme pétrifiée. S'agit-il d'un simple sacrifice à l'absence actuelle de pudeur? Ou n'est-ce pas une manière de souligner physiquement la violence de la passion de Sacha qui, comme l'expliquait Tchékhov lui-même, est de ces femmes qui veulent protéger l'homme blessé et brisé par la vie.
La scène de la fin est également traitée de manière très divergente. Fidèle aux indications scéniques de l'auteur, Romans fait sortir Ivanov de scène. Sacha le poursuit, pressentant le pire, une détonation retentit en coulisses, un cri de désespoir et tous les personnages se figent sur la scène.
Dans l'autre version, Ivanov criant «Laissez-moi!», traverse la scène en biais, comme pour s'enfuir, et s'effondre dans l'angle droit à l'arriére de la scène. Sans avoir entendu de détonation on comprend qu'il s'est tué. Tout le monde se précipite vers lui et sort en emportant le corps. Alors le personnage qui était resté assis sur une des chaises au fond de la scéne, ce personnage tout de noir vêtu, au masque raviné d'Ionesco, se lève dans le silence de la fin et marche lentement, avancant inexorablement vers les spectateurs. Il s'arrête tout contre le premier rang, la lumière se concentre un bon moment sur sa silhoutte puis le noir se fait. Ce personnage mystérieux, dont on comprend bien qu'il symbolise le destin, est la seule réalité qui émerge apres le naufrage général. On évoquera naturellement ces personnages moues que Meyerhold introduisait dans certaines de ses mises en scéne.
Cette différence de traitement ne pouvait se produire indépendamment d'une réflexion sur la langue. Yaël Bacry, reprenant le texte de Tchékhov, a été frappée par la violence de ce langage. D'une manière plus générale elle estime qu'à la différence des autres pièces, celle-ci dénude entièrement les personnages, qui livrent leur âme à nu dans une sorte d'impudeur rarement vue à la scène. On est tout à l'opposé du non-dit qui sera de règle dans les pièces de la fin. C'est sans doute l'extériorisation de cette violence qui fait de cette pièce celle qui en fin de compte apparait comme la plus adaptée à notre èpoque poste-moderne obsédee par le vide, marquée par l'absence de repères et qui dévalorise le réel.
Il s'agissait donc d'éloigner l'oeuvre de son contexte russe pour en rendre le texte aussi proche et contemporain que possible, l'étrangeté n'étant plus celle de la civilisation mais celle de la condition humaine où tous les être sont comme en exil d'eux-mêmes, incapables de se fixer dans le monde et de répondre à l'attente d'autrui.
La traduction d'Antoine Vitez est aussi fluide que possible. Elle garde cependant certaines tournures du texte russe. Yaël Bacry, plus sensible aux différents registres du texte, ménagera une distance plus grande entre les parties lyriques (monologues d'Ivanov) et les passages voués au langage parlé et familier. Prenons quelques exemples. A l'acte 4, Sacha, parlant d'Ivanov à son père dit:
«Это ужасно, ужасно! Просто как ребенок!»
V: C'est un enfant!
В: C'est un gosse!
Plus loin Lébédev s'adresse à Ivanov et lui dit:
«Успокой свой ум!»
V: Apaise ton esprit!
B: Calme-toi (ce qui est plus physique, moins abstrait — G.A.) Lorsqu' il leur propose de l'argent il dit:
«Про них в доме ни одна собака не знает».
V: A la maison pas un chien ne le sait.
B: A la maison personne ne le sait. (Etait-il nécessaire en effet de garder l'expression russe telle quelle? — G.A.). Au comte complètement désespéré, Lébédev donne un étrange conseil:
«Возьми в рот паклю, зажги и дыми на людей!»
V: Mets-toi de l'étoupe dans la bouche, allume-la et va-t-en souffler sur les gens...
B: Mets-toi de la dynamite dans la bouche...
(La suggestion parait ainsi plus compréhensible et plus absurde que s'il s'agissait d'étoupe dont on ne sait plus très bien ce que c'est — G.A.). Dernier exemple de traduction plus familière. Le comte demande de l'argent à Lébédev en ces termes:
«Паша, дай мне денег. На том свете мы поквитаемся.»
V: Pavel, donne-moi de l'argent, nous ferons nos comptes dans l'autre monde.
B: Pavel, prête-moi de l'argent. Je te le rendrai dans l'autre monde. (La traduction de «дай» par «prête-moi» est plus exacte; elle appelle plus naturellement la suite — G.A.).
Indépendamment de cet effort de polissage, nous avons noté un ajout intéressant dans la mesure où il était tout à fait en situation. Lorsque Sacha vient retrouver chez lui Ivanov qui n'a pas reparu chez elle depuis le jour de son anniversaire, ils ont une explication pénible dans la mesure où Ivanov se rend compte de l'impossibilité où il est de répondre à l'attente de cette jeune fille qui voit en lui un héros, alors qu'il est un être ordinaire, vide même. Il est physiquement atteint et il se plaque contre le mur du fond en déclarant: «Quel dérisoire imbécile je suis! Je trouble les honnêtes gens, je gémis pendant des jours entiers». Et ici alors que dans le texte de Vitez on lit: «(Il rit.) Bou-ou! Bou-ou!», l'acteur Michaël Kraft qui joue Ivanov, gémit effectivement puis, le dos tourné vers le public, il se tord de douleur, les bras levés contre la paroi du fond, et il s'exclame: «C'est le mur des lamentations!» On a la vision fugitive de ces silhouettes étreignant le mur du temple de Jérusalem. Certes la notation est portée par la situation et le jeu physique de l'acteur. Elle est en outre chargée de prémonitions, puisqu' elle précède de peu le moment où il lancera à sa femme: «Tais-toi, sale youpine». La question reste ouverte de savoir dans quelle mesure un metteur en scène peut se permettre ce type de liberté qui, en l'occurrence ajoute une strate supplémentaire à notre perception des réactions de ce personnage capable de se voir de l'extérieur et de pratiquer l'ironie à l'égard de lui-même.
Sans trancher le débat de savoir si Tchékhov plaide pour l'humanisme et l'harmonie entre les êtres ou est au contraire porteur de toutes les violences dont notre siècle a hérité, ces deux mises en scène montrent une fois de plus à quel point la représentation théâtrale est une explication de texte en action qui autorise, dans les limites de la fidélité à l'esprit, la mise en relief des strates successives d'une oeuvre. Il est évident que l'auteur ne peut savoir comment il sera lu cent ans après dans une civilisation tout à fait différente de la sienne. Il est significatif que ces deux mises en scène correspondent exactement aux deux lectures possibles et opposées de ce texte qui apparait étonnament moderne dans le contexte des débats d'aujourd'hui. Echappant enfin à sa spécificité russe, cette oeuvre a acquis le statut de ces textes classiques qui à chaque époque révèlent, à qui sait les lire, des richesses insoupçonnées.
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