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Ж. Баню. «Вишневый сад» в постановках иностранцев

Georges Banu. «Les cerisaies» étrangères

Il n'y a pas de grande «Cerisaie» française. Les «Cerisaies» qui comptent sont toutes étrangères. Venues d'ailleurs ou faites par un étranger. Si nous laissons de côté celle de J.-L. Barrault qui avait surtour le mérite de la découverte de l'oeuvre, la France n'a pas eu de «Cerisaie» issue de son école de mise en scène, de sa tradition de jeu. A Paris, comme Lioubov, «La Cerisaie» a été toujours étrangère. «La Cerisaie» de Strehler et Brook, de Langhoff et Efros.

Parler de «La Cerisaie», c'est plus que pour toute autre oeuvre tchékhovienne, se confronter à la question de la mémoire au théâtre. D'emblée il faut rappeler une distinction essentielle: le théâtre est pareil à la vie et si ses capacités techniques de conservation sont faibles, voire nulles, les persistances mnémoniques d'un spectacle dépendent chaque fois de la force de l'événement théâtral, de son pouvoir révélateur. Au fond du théâtre on ne garde que des souvenirs et leur ancrage dans l'être se vérifie simplement par le fait qu'ils résistent au temps, qu'ils deviennent mémoire dans le sens ancien, platonien du terme, à savoir

mémoire vivante que l'on porte avec soi. L'archive ou l'enregistrement servent à préserver une trace, à réalimenter la mémoire, mais ils ne produisent jamais de souvenirs. L'écrit, disait Platon, ne sera jamais la mémoire, mais seulement une chance pour se re-mémorer.

Ce que j'entends proposer ici c'est un rappel de ce dont je me souviens car, comme disait Stefan Zweig, on ne doit évoquer du passé que ce qui reste vivant pour soi-même. Ce qui a résisté à l'épreuve du temps. J'éviterai toujours la description au profit du Gründmotiv, le motif central, terme cher aux expressionnistes, afin de désigner exactement ce qui persiste de chacune de ces «Cerisaies» étrangères dans le spectateur enchanté que je fus. Et si je me livre à cet exercice périlleux c'est justement parce que les «Cerisaies» restent parmi les grands moments vécus au théâtre. Le célèbre Eugenio D'Ors, spécialiste de l'art baroque, disait que sa mémoire est le meilleur critique certes, mais on doit dire que cette mémoire-là témoigne de l'oeuvre autant que de soi-même. Mémoire qui parle de l'e'cho de l'art dans une subjectivité avec tout ce qu'elle entraine d'unique et d'arbitraire.

Intégrer le spectateur

Un point commun aux deux spectacles apparait fondamental. La frontière qui sépare espace de jeu et espace du regard est annulée au profit d'une interpénétration surprenante pour Tchékhov, auteur traditionnellement clôturé dans la boîte scénique. Strehler et Brook parviennent ainsi à une plus grande fluidité; ils diminuent l'autorité du regard, de la distance, de l'exclusion. Nous ne regardons pas un monde, nous sommes dedans. Et cette intégration nous invite à adopter à l'e'gard des personnages la même indulgence que pour nous-mêmes. L'espace de la scène n'est pas celui de la faute.

Ou, du moins, elle est partagée.

Strehler prolonge au-dessus de la salle un voile recouvert de feuilles mortes qui ne cesse de bouger, écho visuel des troubles qui agitent les maîtres du domaine. Ce voile palpite, se gonfle, se détend; chaque fois, une pluie légère de feuilles tombe dans la salle: nous ne restons pas étrangers à la Cerisaie, son pouvoir nous enveloppe. Cette figuration symbolique du verger finit par en faire quelque chose de mental, tenant de l'imaginaire autant que du réel. Ambiguité qui s'élargit au théâtre tout entier: Strehler n'entend pas seulement raconter une déchéance sociale, mais aussi l'e'vanouissement du beau et la perte de sa fascination. Avec la Cerisaie qu'on abat s'efface le passé — et, comme dit Gaev, une référence dans l'Encyclopédie — mais disparait aussi la beauté de l'inutile.

Brook intègre le public autrement. La Cerisaie n'apparait plus, mais le théâtre tout entier, ces Bouffes du Nord dont on connaît la force symbolique, est assimilé à la vieille maison. D'abord, Brook se contente d'utiliser les niveaux de la salle (Lioubov monte se coucher par l'escalier du premier balcon); puis il insère plus nettement la salle dans la topographie de la maison. Un tapis rouge recouvre l'allée centrale pour célébrer le retour de Lioubov. Au 3 acte, lors de la fête, l'orchestre juif se trouve derrière le public, les danseurs empruntent une des travées dans un incessant va-et-vient; nous sommes pris dans ce vertige. Au 4 acte, la salle entière est envahie: Ania parle du troisième balcon (qui suggère le grenier), Varia lance les caoutchoucs de Petia du premier... Lors du départ, les portes se ferment et nous nous retrouvons seuls avec Firs, prisonniers avec lui de la maison clouée jusqu'au printemps. Plus encore que chez Strehler, nous sommes inscrits dans la fable. Qu'aurais-je fait, moi? Lorsqu'on entend la fameuse corde, les personnages de Strechler se dirigent vers nous communiquant leur inquiétude; chez Brook, le son vient nous envelopper de l'extérieur, accentuant encore notre statut de spectateurs-personnages.

Le blanc et les tapis

Les deux spectacles se rejoignent aussi par le recours à une dominante visuelle, persistant sur les quatre actes. A la dispersion habituelle des décors naturalistes répond l'unité d'un motif, traité comme thème avec variations. Sans écarter pour autant le registre réaliste, on parvient à un registre plus abstrait, à forte charge métaphorique. L'ensemble de l'oeuvre s'organise autour d'une image centrale: le blanc chez Strehler, les tapis chez Brook. D'où raréfaction des objets, qui ne désignent plus un milieu mais éclairent une situation. Les jouets au premier acte, les chaises au troisième, chez Strehler, s'inscrivent comme un diagramme de l'état des personnages. Quant à Brook, il ne préserve que les objets réclamés par le texte: l'armoire que louange Gaev, le fauteuil où meurt Firs. Ne s'y ajoutent que des paravents mobiles, qui découpent l'espace en le laissant flexible; l'unité du lieu l'emporte sur les divisions.

«La Cerisaie» est la pièce de la luminosité froide. Strehler s'avoue fasciné par la célèbre lettre de Tchékhov sur la cerisaie envahie de blanc, dans une saison imaginaire, à la fois printemps et hiver. Il sacrifie toute référence naturelle (aux cerisiers, à la neige) pour investir de blanc le monde humain: manteaux, jupes, pupitres, armoire, tout est blanc. Quelques accents noirs se disséminent ici et là: le chien de Charlotte, la silhouette de Firs, le veston de Iacha... Pour Strehler comme pour Tchékhov, le blanc se charge de valeurs doubles: Printemps/hiver, neige/fleurs de cerisier, langes/linceul. La fascination du blanc vient de cette ambivalence; en lui se rejoignent le début et la fin d'un cycle. Le blanc, deuil des reines et enfants. Le décor est tout aussi blanc que les costumes. Blanc sur blanc, comme dans les tableaux suprématistes de Malevitch. Tout effet de profondeur disparait, les corps deviennent des arabesques proches de l'effacement. N'est-ce pas le sens de la lettre de Ialta: des dames vêtues de blanc dans la cerisaie blanche? Rien ne distingue les premières de la seconde. Elles appartiennent à la même essence.

Brook unifie i'image d'une autre façon. Des tapis somptueux, des tapis plus anciens encore que l'armoire et que Firs, recouvrent l'espace scénique. Cependant, cette beauté déployée ne prend pas tout de suite une valeur métaphorique concernant l'oeuvre: ces tapis, au premier abord, renvoient à «La Conférence des Oiseaux», un spectacle précédent de Brook. Nous y voyons donc des accessoires de théâtre appartenant à l'équipe, servant à la décoration du lieu sans entrer en relation directe avec les textes. Ils soulignent la continuité de la démarche de Brook, ils placent «La Cerisaie» dans la suite de «La Conférence».

Mais on peut aussi recevoir «La Cerisaie» sans références. Les tapis, alors, disent la beauté cachée de la maison en ruine. Ils réchauffent la demeure délabrée. Ils donnent à l'ensemble, comme le blanc chez Strehler, une dimension unique, imaginaire: la mémoire efface les détails, conservant l'élément qui fixe à lui seul le spectacle dans son intégralité.

Perdant l'appui des meubles, les acteurs se libèrent des contraintes d'un code réaliste; là où il n'y a pas de chaises, on s'assoit par terre. Cela donne aux attitudes nonchalance et désinvolture, une très grande familiarité aussi; celle des enfants qui bavardent en imitant les adultes, celle des jeunes qui veulent refaire le monde. Tant que régne l'incertitude heureuse, les tapis désignent aussi bien un dedans (actes 1 et 3) qu'un dehors (acte 2); une chambre, une prairie. Par leur disparition, au moment du départ (acte 4), laissant voir le sol froid en bitume, Brook précise leur double fonction: ils soutiennent le jeu tout en indiquant le climat de «La Cerisaie».

Si Strehler intègre costumes et décors dans le même blanc, Brook sépare les deux éléments. Par le traitement de l'espace, il se détache du code réaliste; par les costumes, précisément datés du début du siécle, il intégre une donnée historique. Tout en nous procurant un véritable plaisir des matières, encore accru par la proximité des personnages. La poétique des matières répond, en écho, à la poétique des tapis. Des corps habillés comme jadis, allongés dans des positions d'aujourd'hui sur des tapis magiques: voilà le noyau qui concentre à jamais cette «Cerisaie» de Brook. Comme le blanc sur blanc de Strehler.

C'est là l'intuition centrale de Strehler qui, le premier, a eu la révélation des indications scéniques de Tchékhov: c'est «dans la chambre des enfants» qu'arrive Lioubov, Rien n'a changé, le mouvement semble suspendu: l'espace embaume l'enfance. On ne peut rien toucher sans qu'elle jaillisse. Lioubov sert le café dans les petites tasses, caresse les pupitres, tandis que Gaev pérore sur l'armoire. Celle-ci s'ouvre violemment: des dizaines de jouets, de ballons, une voiture de poupée se déversent. L'enfance était cachée dans son cercueil, et ce cadavre embaumé semble être ramené à la vie par le discours de Gaev. L'enfance, alors, aggrippe les maîtres. Tous descendent vers l'avant-scène, regardant le jardin, le noir, la disparition. S'ajoute alors le thème de la mort.

Brook renouvelle entièrement le rythme tchékhovien. Loin des langueurs et des mélancolies, des pauses et des chuchotements, tout ici se passe vite, comme si les êtres se précipitaient vers la fin avec une fièvre insouciante. Pour Brook, «l'absence de vitalité serait une trahison», car dans ces personnages «les désirs restent vivaces»; il refuse ainsi l'adage critique selon lequel à l'usure d'une classe correspond l'usure de l'être.

Il y a dans cette «Cerisaie» un mouvement, une énergie, qui circulent d'un personnage à l'autre et les relient. Enchainements rapides, mots projetés avec puissance, tout semble emporté par un courant; finale sur le mode presto au lieu de s'étirer. Grisés de vitesse, les personnages courent vers le ravin sans crainte ni hésitation. Brook applique à l'oeuvre entière l'esprit de l'acte 3: une fête pendant la peste.

Dans un essai, Fergusson voit dans le monde immobile de «La Cerisaie» un souvenir lointain de l'Antépurgatoire, lieu entre l'Enfer et le Purgatoire1. Là se trouvent les «négligents» selon Dante: ceux qui ont vécu sans but ni direction, sans vice ni vertu, errant jusgu'à l'ultime moment de l'invocation et du pardon. Ranevskaïa n'est-elle pas une «négligente», qui achève «La Cerisaie» sur une prière? «Que de péchés nous avons commis: Seigneur, sois miséricordieux! «Le spectacle de Strehler renvoie au monde dantesque de l'attente indéfinie, des jeux enfantins qui réjouissent ces incurables indolents. A son Antépurgatoire répond chez Brook la panique de la peste. A un adagio qui se meurt, les soubresauts d'un prestissimo suicidaire. On aime ces personnages — on peut en rire, mais ni chez Strehler ni chez Brook le comique n'entraine la cruauté — et les deux spectacles nous invitent à réfléchir sur la meilleure manière de disparaître. L'engloutissement lent, progressif, ou le spasme violent de la dernière fête. Dante ou Boccace.

Le cimetière et le vent

Plus que nulle part ailleurs, au coeur de «La Cerisaie» d'Efros se trouve la mort. La mort physique d'abord, que l'on porte avec soi de même que les personnages de Kantor qui déambulent avec les mannequins de leur enfance dans les bras. Efros part lui aussi d'une didascalie de Tchékhov qu'il exacerbe, pareil à Strehler, jusqu'au point qui lui permet d'articuler tout l'ensemble autour de ce terme premier. Dans les indications pour le décor du 2 acte, Tchékhov lui-même indique, parmi d'autres éléments de l'espace, les pierres tombales. Elles occupent le coeur du plateau chez Efros. La mort, la mort, toujours la mort! Mais, chose surprenante cette mort se déploie au sein même de la maison comme un cadavre d'une pièce de Ionesco: le cimetière se dresse dans un dedans aux fenêtres et portes clairement dessinées. La mort n'a rien d'extérieur. Elle est un cancer qui ronge la maison et la famille. Au centre, des croix indiquent les tombes où gisent les cadavres des ancêtres dont on aperçoit les portraits effacés sur le mur de fond: ils sont là, comme les symboles d'un autre temps enterrés dans les caveaux parmi lesquels s'agitent les survivants d'aujourd'hui. Ici tout semble être contaminé par la mort, car même les cerisiers tirent leur sève de la terre du cimetière. Ensemble, arbres et pierres tombales disent tous la mort. La mort qui frappe ce monde.

Dans le décor de Leventhal une proposition bizarre surprend, elle reste même énigmatique. La petite colline de la mort était bordée tout autour par des franges qui évoquaient un coussin, coussin moelleux que l'on voyait du temps de Tchékhov sur les divans de toutes les maisons russes. Mais à mon avis la colline-coussin n'était pas tant un rappel de l'habitat du début du siècle, elle était plutôt la métaphorisation scénique du motif hamlétien qui revenait si souvent dans les lettres de Tchékhov: dormir, mourir. La mort comme translation légère d'un état à l'autre acquiert ainsi une tonalité douce: elle n'est ici que glissement du divan au cercueil, du repos passager à l'immobilité définitive.

Le cimetière s'installe au coeur de la maison, là où d'ailleurs poussent les cerisiers aussi. Ce violent accouplement dehors/dedans place l'oeuvre dans un univers mental où les catégories s'épousent, où l'imaginaire, la mémoire et le présent s'enlacent. Un autre terme s'ajoute à cet ensemble: le vent venu de l'extérieur qui agite sans cesse les rideaux de la maison. Ce vent, tantôt doux, tantôt violent, serait-il dans ce spectacle fortement métaphorique la dernière métaphore: le vent de l'histoire qui souffle en annonçant la disparition future des vivants aussi bien que des morts de la cerisaie? Il emportera tout. Rien ne restera ni des arbres, ni des pierres, ni des humains. Ce vent annonce peut-être l'orage de demain... celui de 1917. Une hypothèse interprétative. L'hypothése du vent.

Vyssotski étant mort, lui, l'interprète premier de Lopakhine, Efros a amené à Paris une «Cerisaie» invalide. Ainsi sa mise en scène qui réalisait la bipolarité parfaite Lioubov — Lopakhine avait perdu cet équilibre, absent partout ailleurs. Mais bien que seule, Alla Démidova m'est apparue comme étant la plus accomplie des Lioubov. Elle parvenait à la synthèse entre la Liuobov décorative de Strehler et la Lioubov érotique de Brook. Démidova tenait également de l'air et de la matière, conjointement réunis dans cette créature exceptionnelle qui prenait corps sur scène. Désinvolte et inatteignable, sa Lioubov parlait implicitement de la beauté d'une défaite, du délice de la fin, toujours sur fond d'une dernière palpitation, d'un frémissement, d'un soubresaut de vie.

Un final grotesque

Matthias Langhoff après avoir mis en scène «La Cerisaie» à Bochum l'a reprise à la Comédie de Genève: c'est cette version-là que j'ai vue en France. Version sarcastique, version où le grotesque est prioritaire. L'observation célèbre de Tchékhov sur la nature comique de ses textes bascule et du rire l'on passe à la dérision. Lanhgoff montre le monde des maîtres comme un monde décrépit, un monde défait et vaincu avant même que la vente ait eu lieu. Langhoff juge et disqualifie les personnages sans nous laisser le temps de les entendre: il ne leur donne aucune chance. La faute est sur la scène, le procès est achevé avant même le lever de rideau. Maladroits et médiocres, déchus du moindre attrait les personnages incarnent tous la dégradation poussée jusqu'a son dernier terme. Il y a beaucoup de cruauté dans cette «Cerisaie» dont je me souviens sans que je l'aime. La mémoire du choc et non pas de l'enchantement.

«La chambre des enfants» est ronde, bordée par des fenêtres et des jalousies. Presque vide, un seul cheval de bois à valeur emblématique rappelle sa vocation ancienne. Maison déjà abandonnée, prête à disparaître. Les maîtres arrivent. Lioubov porte une robe fripée et un tourban qui, ironiquement, désigne une Russie de bazar. Elle a des bandages contre les varices, laisse trainer au coin de la bouche des cigarettes russes et se déchausse vite pour enfiler des muffles. L'image proposée dérange, gêne, agace. Elle n'est pourtant pas gratuite car c'est le récit d'Ania qui sert de point de départ: arrivée à Paris sa jeune fille ne l'a-t-elle pas trouvée dans une pièce au cinquième étage où l'on jouait aux cartes dans une fumée à couper au couteau? Langhoff met en scène exclusivement cette misère-là. Il l'intègre pour la première fois car toutes les autres mises en scène la négligeaient ou même la rendaient incompatible vu l'image de Lioubov qu'elles proposaient. Mais, à force d'insister là-dessus la mise en scène de Langhoff annule ou frappe même de soupçon, voire de mensonge, les commentaires de Lopakhine ou Pischtchik sur le bon état physique de Lioubov. Compliments circonstanciels laisse supposer la version de Langhoff où ce point de vue se dilate jusqu'à contaminer l'ensemble de la distribution. Il finit par être trop systématique. Si, à l'avant-scène, parodiquement, on retrouve des feuilles mortes, sur le plateau Ania se promène en pantoufles, Varia, très grosse, fait tinter bruyamment son trousseau de clefs et Firs, recrocquevillé, dans un costume noir sale porte sur la tête une sorte de filet pour les cheveux. C'est avec Firs que la dérision bascule dans l'excès surtout au 3 acte où dans le salon couvert de velours rouge comme un vieux théâtre de province délabré il se promène en coupant le vin avec de l'eau ou en nettoyant les verres à l'aide de la salive. Mais, une fois encore, Langhoff s'inspire d'une observation tchékhovienne: Firs déteste et méprise les nouveaux invités dépourvus de l'aura des hôtes de jadis. Le metteur en scène montre que lui aussi, comme ses maîtres, n'a plus d'aura. Chez Firs, la justesse de l'appréciation concernant les invités s'arrête lorsqu'il s'agit de lui-même et son monde: c'est ce que Langhoff souligne sans ambages. Dans la scène du bal on jette des confetti et on vomit, on hurle et on trépigne: on dirait un film de Milos Forman de son époque pragoise. Tout aussi cyniquement Langhoff traite le début du 2 acte où Douniacha et Iacha restent allongés sur des chaises-longues et se grillent au soleil. Elle lui passe des pommades sur les joues, tandis qu'il se rafraichit les pieds dans une bassine d'eau. Tout cela fait penser à ces films français idiots tels «Les Bronzés»: le confort petit-bourgeois fait leur substance.

Dans ce spectacle on censure tout attrait possible pour quiconque. Même Ania, à la fin du 3 acte, aprés la vente, crie ses encouragements à Lioubov comme une collégienne hystérique luttant avec les sons d'un orchestre de plus en plus insupportablement agressif. Lopakhine ici n'est qu'un petit bourgeois étriqué et Gaev un adolescent qui n'a pas vieilli mais a grossi énormément à force de consommer des sucreries toute la journée durant. Langhoff ne donne aucune chance, n'ouvre aucune piste; il ferme tout et soumet l'oeuvre dans son intégralité à un regard critique dépourvu de la moindre indulgence ou compassion. Un seul moment échappe peut-être à cette entreprise dévastatrice, moment où l'on retrouve le «sourire à travers les larmes» tant souhaité par Tchékhov. C'est au 1 acte lorsque Lioubov et Gaev enjambent le bord de la fenêtre et comme du temps de l'enfance, s'embrassent en dansant, dans la cerisaie en fleurs: lui, le vieillard-poupon et elle la belle d'autrefois aujourd'hui en ruines.

Pour Langhoff dans «La Cerisaie» il n'y a ni perspective, ni fascination. C'est un univers frappé de négativité. Un univers réduit au grotesque. Sans plaisir ni chance de rédemption.

Ces admirables «Cerisaies» étrangères ne proposent pas seulement un thème avec variations mais révèlent la fécondité des mises en scènes signées par de grands artistes qui parviennent, à partir de l'oeuvre de départ, à proposer des réalisations radicalement différentes, personnelles, mémorables. Le texte unique nourrit à jamais la variété de la scène.

Примечания

1. Fergusson F. The Idea of a Theater. Princeton, 1953. P. 185—190.