Claude Frioux. Actualité de Tchékhov
La crise des ideologies est un thème, une réaction d'actualité sensible à l'échelle mondiale. Elle a naturellement inspiré une intensification de l'intérêt pour certaines figures de la littérature. Des figures telles que Maupassant et Tchékhov en sont les grands bénéficiaires. Mais si l'indifférentisme désabusé du premier a toujours été en quelque sorte patente, la représentation de Tchékhov a connu certaines péripéties avant de parvenir à la formidable puissance décapante qui est à la base de l'immense et durable succés dont il jouit aujourd'hui en URSS comme dans de nombreux pays.
Tchékhov a d'abord été perçu comme une sorte d'amenuisement, d'essoufflement du XIX siècle qui, après Balzac ou Tolstoi aurait pérdu une certaine capacité dimensionnelle pour se réfugier dans un vérisme dominé par l'observation minutieuse, l'obsession de la juste mesure, de l'économie de moyens, une ascèse complète en matière de jugement de valeur et de conviction explicite. C'est à ce bon photographe des moeurs étranger à tout prêche que devait aller une introduction auprès du public international un peu plus feutrée voir condescendante (par rapport à celle des grands monstres sacrés par un De Vogüe ou un Gide) même si son théâtre va très tôt devenir un outil classique d'une nouvelle éciture scénique. C'est aussi ce naturalisme d'allure impossible que l'orthodoxie soviétique va confisquer pendant des décennies en lui ajoutant une interprétation plus ou moins directement politique des malaises de ses héros. De cette façon fut élaboré le poncif d'un Tchékhov sagement naturaliste, «progressiste» entre les lignes, sans rien qui pèse, pose, exagère ou conclue, impudemment réctuté par le «réalisme socialiste» comme un de ses précurseurs et allié contre le baroque moderniste, de plus conjoint à l'esthetique du «trou de serrure» à laquelle était réduit Stanislavski. Ce stéréotype oppressif qui a si longtemps servi de rempart contre l'essor du goût moderne a été souvent insupportable à une génération en quête de voies nouvelles. Dans un récit fantastique d'A.Terts (Siniavski) on distribue des sachets de crachats séchés de Tchékhov aux enfants et cette impertinence pèsera lourd sur le verdict. Quant aux monographies françaises de I. Nemirovski et de H. Troyat1 par une sorte de mimétisme, elles semblent redouter tout ce qui pourrait à propos de Tchékhov excéder le fait brut, la pure objectivité.
Cette lecture bien limée et massivement maniée par tous les académismes, soviétique et autres, va pourtant faire l'objet de contestations précoces dont la plus originale est l'article de Maiakovski «Deux Tchékhov» (1914)2 où le jeune dramaturge futuriste mis au pilori par référence au sérieux tchékhovien décèle chez Anton Pavlovitch derrière le stéréotype sclérosé des dimensions tumultueuses qui n'en font pas un étranger à l'ébrouement moderniste. C'est à la poursuite d'une révision de cet ordre que se livre toute une lignée de commentateurs dès les débuts du «dégel». Le coup d'envoi en est donné par l'article d'Ehrenbourg «En relisant Tchékhov» (1959)3, prolongé par les travaux de A. Tchoudakov, V. Lakchine, Z. Paperny qui va faire parler les «carnets» de Tchékhov où comme dans la correspondance, la fameuse «neutralité» tchékhovienne est sérieusement mise en question. Tout comme les metteurs en scène Lioubimov et Efrémov bousculent la grammaire tchékhovienne héritée de Stanislavski.
C'est ce Tchékhov «relu» qui apparait soudainement très proche de positions ouvertement combattantes de la modernité soviétique bien plus que la fin de course anémiée d'un grand siècle. Le choix militant du petit genre si corrélatif à celui de la prose soviétique depuis le début des années cinquante n'est pas une résignation mineure mais une déclaration de guerre aux facticités inhérente aux grandes fresques psycho-logico-philosophiques qui ont dominé le siècle antérieur. Tchékhov trouve leur typologie artificielle. «Je me suis efforcé d'éviter les femmes infidéles, les suicides, les koulaks, les moujiks vertueux, les bonnes nounous... et les «hommes nouveaux»» (Lettre à Souvorine 11 mars 1889). Quant à l'absence de «conclusions» engagées Tchékhov la revendique comme un refus d'imposture, celle du roman à thèse dont la littérature soviétique aussi devait si longtemps abuser. «Vous me grondez pour mon objectivité en la qualifiant d'indifférence au bien et au mal, d'absence d'idéal. Vous voulez qu'en représentant des voleurs de chevaux je dise: voler est mal. Mais on sait cela depuis longtemps sans moi» (Lettre à Souvorine 1 avril 1890). «Il me semble que ce n'est pas à l'écrivain de résoudre des question telles que Dieu, le pessimisme etc... L'affaire de l'écrivain est de représenter qui a parié de Dieu et du pessimisme, comment et dans quelles circonstances. L'artiste ne doit pas être le juge de ses personnages mais seulement un témoin impartial» (Lettre à Souvorine 30 mai 1898). En fait ce n'est pas là dérobade mais refus du caractère élémentaire des solutions offertes par les romans «engagés». Pensant à «Résurrection» Tchékhov dira: «Ecrire, écrire, puis faire tout déboucher sur un texte de l'Evangile c'est par trop théologique. Tout résoudre par un texte de l'Evangile c'est arbitraire... Pourquoi de l'Evangile et pas du Coran... Il faut d'abord faire croire à l'Evangile, en ce qu'est la vérité et ensuite seulement tout résoudre par un texte» (Lettre à Menchikov 28 janvier 1900).
Tchékhov n'est nullement indifférent aux valeurs: «Chez les meilleurs écrivains outre la vie telle qu'elle est chaque ligne doit être imprégnée comme d'une sève par la conscience du but... Mais nous? Nous n'avons pas de but ni éloigné ni rapproché... Nous n'avons pas de vie politique, nous ne croyons plus dans la révolution, nous ne craignons plus les apparitions. Qui ne désire rien, n'espère rien, n'a peur de rien ne peut être un artiste» (Lettre à Souvorine 25 novembre 1892). Il constate seulement que les engagements pratiqués par la littérature sont sommaires et trompeurs. «Ces fameuses années soixante n'ont rien fait pour les malades et les détenus enfreignant par là le commandement principal de la civilisation chrétienne» (Lettre à Souvorine 9 mars 1890).
Tchékhov avait au plus haut point le sens du militantisme concret. On l'a vu aussi bien dans ces envois de livres pour instruire Taganrog que dans ses réactions à l'Affaire Dreyfus. C'est au nom de l'inefficacité; de l'utopisme et par là de l'hypocrisie des idéologies constituées que Tchékhov refuse que l'art se soumette à elles. Il s'oppose par là au schéma qui domine la plupart des philosophies en cours au XIX siècle; celui d'une condition humaine homogène pouvant être totalement et immédiatement sauvée par une révolution ou une conversion qui englobe tous les êtres de façon simultanée. A tous ces messianismes collectifs dont déjà le XIX siècle avait vu les limites et que l'aventure soviétique a repris sans sourciller Tchékhov oppose une autre stratégie des valeurs articulée sur l'expérience de la création artistique. «Je considère la firme et les étiquettes comme des préjugés... Je crains ceux qui entre les lignes veulent voir en moi immanquablement un libéral ou un conservateur. Je ne suis ni libéral, ni conservateur, ni modéré, ni moine, ni indifférentiste... Je hais le mensonge et la violence sous toutes leurs formes... Je voudrais être seulement un artiste libre» (Lettre à Plechtcheev 4 octobre 1888).
L'expérience de l'artiste n'est pas une tour d'ivoire, elle lui permet de partir d'une anthropologie plus réaliste donc plus fiable que celles qui servent de base aux idéologies. Le salut ne peut venir de grandes mécaniques collectives mais de l'émergence d'individus d'élite. «Je crois aux personnes particulières dispersées à travers toute la Russie... C'est en eux qu'est la force, bien qu'ils soient peu nombreux» (Lettre à Orlov février 1899). Comment les contemporains de Sakharov et de Soljénitsyne ne seraient pas frappés par de tels propos? De même il n'y a de salut qu'individuel, à l'image du talent. Il est comme le talent une lente et difficile construction de sa propre liberté à travers les péripéties du concret plutôt que dans les illuminations volontaristes. «La raison et la justice me disent que dans l'électricité et la vapeur il y a plus d'amour de l'homme que dans la chasteté et l'abstinence de viande» (Lettre à Souvorine 27 mars 1894). «Mon Saint des Saints c'est le corps humain, la santé, l'esprit et l'amour et la liberté la plus absolue... Voilà le programme auquel je me tiendrais si j'étais un grand artiste» (Lettre à Plechtcheev 4 octobre 1988).
Quant au rythme de ces avènements Tchékhov, toujours par référence à la temporalité créatrice, ne cessera de répéter qu'il sera lent et variable, difficile. Le contraire des édens promis pour demain par les utopies démagogiques. Tchékhov a rêvé d'écrire un grand récit où serait montré «comment un jeune homme, fils de serf... instruit dans le respect des titres et de la pensée d'autrui extrait de lui goutte à goutte l'esclave.» (Lettre à Souvorine 7 janvier 1889).
Pour Tchékhov l'idéal n'est pas de hâter artificiellement «un avenir radieux» pour tout de suite mais de donner aux valeurs le temps d'investir organiquement le concret. «La culture d'aujourd'hui c'est le début du travail au nom d'un grand avenir, un travail qui se prolongera peut-être encore des dizaine de milliers d'années pour qu'au moins dans un avenir lointain l'humanité connaisse la vérité du vrai Dieu, c'est à dire ne le devine ou ne le cherche pas chez Dostoievski, mais le connaisse aussi clairement que deux et deux font quatre» (Lettre à Diaghilev 30 décembre 1902).
On comprend l'impact rétrospectif d'une telle pensée sur une communauté sortant tuméfiée d'une «expérimentation sociale» qui a pris à contrepied à peu près toutes les intuitions tchékhoviennes, obstinément dénaturées par des gloses réductrices pendant de si longues années.
Примечания
1. Némirovski I. La vie de Tchékhov. P., 1946; Troyat H. Tchékhov. P., 1985.
2. См.: Маяковский В.В. Полн. собр. соч. М., 1955. Т. 1.
3. Эренбург И. Перечитывая Чехова // Новый мир. 1959. № 5, 6.
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