Gérard Conio. Les nouvelles de Tchékhov: une poetique de l'instant
«Un homme est apparu. On ne l'a pas laissé entrer, on l'a reçu dans l'antichambre. Il publiait chez Leikine, un éditeur méprisé de tous, au «Будильник» au «Зритель»; on l'obligeait à réduire la longueur de ses textes, on les amputait, et leur brièveté ne s'explique pas seulement par le génie de leur auteur, mais par les exigences de leur première publication.
Et il a créé une littérature nouvelle, dont nous ignorons quel prolongement il comptait lui donner, puisqu'il est mort à quarante quatre ans, l'âge auquel Tolstoï commençait «Anna Karénine».
Cet homme, c'est Tchékhov, celui qui a transformé la littérature russe, en bouleversant les rapports entre les faits et leur exploitation littéraire.
Il a supprimé l'intrigue, le dénouement traditionnel... Tchékhov apporte une lecture nouvelle»1.
C'est ainsi que dans son dernier livre, «Энергия заблуждения. Книга о сюжете», paru en 1981 Chklovski résumait la nouveauté, la modernité de Tchékhov. Et plus loin il ajoutait: «Les nouvelles de Tchékhov n'ont pas de commencement ni de fin»2.
Or, on remarquera que ce changement introduit par Tchékhov dans la configuration du récit de fiction n'a pas seulement déconcerté ses contemporains mais est toujours actuel, car il affecte une donnée fondamentale de l'art littéraire, depuis «La poétique» d'Aristote, selon laquelle une histoire doit avoir un commencement, un milieu et une fin. C'est pourquoi, il n'est pas rare, aujourd'hui encore, de voir affirmer comme intangibles ces mêmes principes au nom desquels des critiques de l'époque, N. Mikhaïlovski, par exemple, reprochaient à l'auteur de «La steppe» l'inachèvement de ses nouvelles. C'est à ce dogmatisme conservateur que fait allusion Paul Ricoeur lorsqu'il écrit, dans «Temps et récit», les lignes suivantes: «Croire qu'on en a fini avec le temps de la fiction parce qu'on a bousculé, désarticulé, inversé, télescopé, redupliqué les modalités temporelles auxquelles les paradigmes «conventionnels» nous ont familiarisés, c'est croire que le seul temps concevable soit précisément le temps chronologique. C'est douter des ressources qu'a la fiction pour inventer ses propres mesures temporelles, et c'est douter que ces ressources puissent rencontrer chez le lecteur des attentes, concernant le temps, infiniment plus subtiles que celles rapportées à la succession rectilinéaire»3.
Or, ces «modalités temporelles» par lesquelles Tchékhov a cassé le moule du «сюжет», de la composition romanesque, doivent être abordées sous deux aspects. Elles mesurent, bien entendu, sa différence avec ses grands prédécesseurs. A cet égard, on sait combien son refus des idées générales, et même l'absence dans son oeuvre d'une «vision du monde» («мировоззрение») explicite comme celles qui avaient inspiré les grandes fresques de Dostoievski et de Tolstoï signifiaient une rupture décisive avec la tradition. Cette répulsion à confondre l'art et les idées, sa défense de l'objectivité, d'ailleurs, là encore, était souvent perçue comme une tare par ses contemporains. Il est vrai que cette aversion pour les généralités et pour les «types» est une composante essentielle de son système, fondée avant tout sur le principe d'individualité. Mais, si on en a le plus souvent apprécié la nouveauté en regard du passé, encore faudrait-il ne pas la réduire à la simple et vitale nécessité qui incite à résister au poids des modèles.
Il s'agit, en fait, d'une rupture beaucoup plus radicale qui fonde, dans la littérature russe, un nouvel arbre généalogique.
Certes, rien n'était plus étranger à Tchékhov que le désir de faire école. Il fut pourtant l'un des premiers à donner l'exemple d'une subversion qui ne se limite pas à un simple renouvellement stylistique mais concerne l'essence même de l'art. Paul Ricoeur a fort bien défini cette mutation fondamentale quand il écrit, dans l'ouvrage déjà cité: «En ce qui concerne plus particulièrement le roman contemporain, je remarque que le problème de la fin des paradigmes se pose en termes inverses de ceux des débuts du roman. Au début, la sécurité de la représentation réaliste masquait l'insécurité de la composition romanesque. A l'autre extrémité du parcours, l'insécurité mise à nu par la conviction que le réel est informe se retourne contre l'idée même de composition ordonnée. L'écriture devient son propre problème et sa propre impossibilité»4. Cette libération du mimétisme aristotélicien qui s'accomplira au siècle suivant grâce à Proust, Kafka, Joyce et Virginia Woolf n'aurait pas été possible sans les romanciers prétendument réalistes du XIX siècle: Flaubert et Tchékhov.
L'un et l'autre ont procédé à une clarification de la prose romanesque en mettant en oeuvre, déjà, le principe d'autonomie de la littérature. Le réalisme leur fut une commode étiquette pour se délivrer, au nom du critère de vérité, des artifices des anciennes conventions. Mais si, d'une part, le lien entre le romancier français et le nouvelliste russe met, une fois de plus en évidence cette transmission occulte, latérale, en biais, qui, de génération en génération et d'une culture à une autre, définit souvent les héritages littéraires, d'autre part, il importe d'étudier chaque système indépendamment de son contexte historique, dans sa cohésion structurelle interne. A cet égard, si on peut considérer que, rompant avec les ambitions messianiques et moralistes de ses devanciers russes, Tchékhov a mis en oeuvre une poétique de la banalité, celle-ci, à son tour, prend sa source dans une dialectique de l'instant et de la durée qui entrainera une série de permutations fondamentales entre la matière et la forme, la sensation et l'idée, le concret et l'abstait, la contingence et la nécessité, l'existentiel et le spéculatif, la fable (le contenu événementiel) et le «sujet» (la construction narrative). On a pris l'habitude de considérer comme le propre de l'oeuvre d'art le sens donné à chaque épisode par sa place dans l'ensemble: les parties doivent être déterminées par le tout.
L'une des innovations les plus déconcertantes de Tchékhov a été de supprimer cette hiérarchisation des éléments en fonction d'une finalité globale: il se plait à briser l'enchainement narratif par l'intrusion de détails non pertinents, non significatifs, un peu comme, plus tard, Brecht cassera la linéarité dramatique par l'usage des «songs». Mais chez Brecht ces ruptures ont une fonction réflexive de distanciation, elles produisent du sens. Chez Tchékhov, non seulement elles sont en elles-mêmes dépourvues de nécessité mais leur caractère fortuit se répand sur les autres épisodes, qui se trouvent mis sur le même plan. C'est pourquoi les moments conclusifs ne sont jamais mis en évidence: ils n'apportent aucune réponse, ils ne comblent pas une attente: le récit est le plus souvent suspendu, interrompu. Il s'achève sur une interrogation, une ouverture ou même une remarque banale sans portée particulière: «La femme de chambre est entrée, elle a pensé que je m'étais endormie et m'a appelée...» Voici comment s'achève «Le récit de Madame N.» Tchékhov répugne visiblement à mettre un point final aux histoires qu'il raconte: «Le second jour après Cette rencontre je suis parti pour Ialta et j'ignore comment s'est terminé le roman d'amour de Chamokhine.» Et le lecteur d'«Ariane» n'en saura pas plus que le narrateur occasionnel qui a, par hasard, recueilli les confidences d'un compagnon de voyage sur lé pont d'un bateau. Et même quand on pourrait croire que nous trouvons devant une conclusion explicative qui semble nous livrer le sens contenu implicitement dans les événements qui précèdent, nous apercevons à l'analyse qu'il n'en est rien.
«La steppe» s'achève sur une interrogation du petit Egorouchka parvenu au terme de son voyage. Ses compagnons, son oncle, le marchand Ivan Ivanytch, le père Christophore viennent de le quitter. En pleurant il dit adieu à son passé et se tourne vers la vie qui l'attend: «Quelle sera cette vie»? — se demande-t-il. Au lieu d'apporter «la leçon» attendue par le lecteur paresseux, ce n'est qu'un moment de plus dans l'expérience d'Egorouchka qui vient s'ajouter aux autres et qui ne vaut que pour lui-même. Pour le reste, le lecteur reste aussi désarmé que le personnage. Cette frustration que le dénouement apporte au lecteur relève moins d'une volonté de surprendre et d'innover que d'un souci de vérité artistique. Appliquant avant la lettre le principe formaliste de l'«отстранение», Tchékhov substitue à «la chose reconnue», «la chose vue». Ses récits sont des extraits de temps, comme les tableaux des Impressionnistes, ses contemporains, étaient des extraits d'espace, des concentrés de sensations brutes.
Commentant le livre de Frank Kermode «The Sense of Ending»5, Paul Ricoeur interprète ce déclin des paradigmes comme l'expression d'une Crise de la culture contemporaine: «L'infirmation de conclure — écrit-il — devient ainsi le symptôme de l'infirmation du paradigme lui-même». Cette fin des paradigmes signifiant la fin de la fiction. Pourtant, constate Ricoeur, «...cette fin de la fiction toujours infirmée n'a encore jamais été discréditée. Selon Kermode, la Crise ne marque pas l'absence de toute fin, mais la conversion de la fin imminente en fin immanente. <...> Le passage de la fin imminente à la fin immanente serait «l'oeuvre du «scepticisme des clercs» opposée à la croyance naïve dans la réalité de la Fin attendue»»6.
Ces propos inspirés par la situation de la littérature contemporaine se rapportent textuellement à la dimension critique des nouvelles de Tchékhov et en accusent la valeur de rupture. Si, comme le pense Kermode, la fin du récit renvoie toujours implicitement à la Fin de l'homme et de l'histoire, à l'Apocalypse annoncée dans le Livre, on comprend que ce pathos eschatologique ait été incompatible avec la vision objective que l'auteur de «La salle 6» a toujours eu soin de préserver.
Non moins que les fins, les débuts des nouvelles de Tchékhov marquent la rupture de la linéarité thématique et la neutralisation du «sujet» traditionnel.
L'artifice habituel des présentations est remplacé par des notations sans lien direct avec la suite.
Ainsi dans «Огни», le récit commence par un aboiement de chien sans raison, créant un climat de tension lourd et mystérieux qui ne sera pas dissipé, «résolu», à la fin où, après une nuit passée en conversations philosophiques sur le sens de la vie, le narrateur conclut: «Il n'y a rien à comprendre dans ce monde!» Cette discrète correspondance montre que les corrélations internes du texte ne sont plus dictées par le déroulement de l'histoire mais dessinent une configuration nouvelle, d'ordre poétique ou même musical.
La discontinuité, la fragmentation temporelle produit une désémantisation, une automatisation des actes, des gestes, des comportements, des pensées. A la contagion du sens, fait place une contagion du non-sens. Cette mise à plat découle d'une nouvelle approche du temps. Chaque moment existe en lui-même, il est comme détaché du flux temporel et cette absence d'organisation, de causalité, cette perte des liens chronologiques entraine une perte des liens sémantiques. Il se produit une égalisation: chaque fait en vaut un autre. Le temps se déroule pour lui-même, avec indifférence. Il est comme figé, car chaque séquence est une sorte de monade sans fenêtre dépourvue de sens, de direction vers le passé ou l'avenir. La succession d'instants juxtaposés plutôt que reliés par une finalité engendre le sentiment d'une durée homogène. Les êtres sont engloutis dans l'écoulement monotone de la répétition, dans l'enlisement du «быт». Même les événements importants autour desquels, d'ordinaire, est organisée l'histoire, perdent leur fonction constructive et sont banalisés. Les suicides, les meurtres n'échappent pas à ce caractère de faits divers. Dans la nouvelle «По делам службы» un juge d'instruction vient enquêter sur le suicide d'un agent d'assurance qui s'est donné la mort de façon inattendue alors qu'il s'apprêtait à prendre du thé et des zakouski. C'est pendant un repas que dans la nouvelle intitulé «Убийство» Matvéi est assassiné par son frère Iakov et sa soeur Aglaé à coups de bouteille et de fer à repasser. La description de cette scène montre que Camus n'a rien inventé avec «L'Etranger»: ce qui domine, là aussi, c'est bien le sentiment d'étrangeté, d'absurdité du meurtrier envers son propre acte, un acte marqué par la contingence, un acte qui est le fruit d'un «moment isolé»: «...lorsque ses mains se couvrirent de sang, que la planche à repasser tomba avec fracas et que Matvéi s'effondra lourdement sur elle c'est alors seulement que Iakov cessa d'éprouver de la haine et comprit ce qui s'était passé».
Le suicide de l'assureur tout comme l'assasinat de Matvéi montrent surtout la passivité des hommes devant leur destin. Les êtres ne sont jamais acteurs, mais sujets: ils subissent des changements aussi soudains et imprévisibles qu'inexplicables. Ils apparaissent le plus souvent comme des automates mus par des ressorts cachés. On assiste au résultat, mais jamais au processus de leurs transformations morales. Etrangers à eux-mêmes ils sont leurs propres spectateurs et se contentent d'enregistrer des états qui se succèdent, s'ajoutent et s'annulent dans l'indifférence placide d'un monde où règne l'irresponsabilité. Ce surgissement inattendu est commun à toute la gamme des humeurs, des sentiments, des pensées, des décisions, des plus futiles aux plus graves. Là encore, tout est mis sur le même plan: les métamorphoses les plus spectaculaires ne semblent pas plus motivées que les caprices les plus anodins.
L'héroïne du bref récit intitulé «После театра» est partagée entre deux soupirants: s'identifiant à la Tatiana d'«Eugène Onéguine», elle écrit une lettre d'amour à l'officier Gorny, puis se ravise: «Pourquoi ne pas écrire plutôt à Grouzdev?» Mais bientôt elle oublie l'un et l'autre «sans aucune raison la joie palpitait dans sa poitrine... elle avait déjà oublié Gorny et Grouzdev, ses idées se brouillaient et la joie montait toujours, elle passait de sa poitrine à ses bras, à ses jambes... ses épaules tremblèrent d'un rire silencieux... et pour se montrer à elle-même qu'elle ne riait pas sans cause... elle se hâta de se rappeler quelque chose de drôle...»
La tristesse s'empare des personnages de Tchékhov aussi subitement que la joie: dans «Le violon de Rothschild», Iakov le fabricant de cercueils vient d'enterrer sa femme Marfa à peu de frais. «Iakov était très content que tout soit si honnête, si bien comme il faut et si bon marché... Mais comme il rentrait du cimetière il fut pris d'une drôle de douleur. Il devait être un peu malade... et là il se mit à avoir des pensées plein la tête.» L'éveil chez Iakov de la conscience morale, des remords et des regrets se produit comme à son insu et il met ce changement qui le surprend sur le compte de la maladie.
L'évêque dans le récit du même nom tombe malade et doit s'aliter: «En remontant la couverture il eut soudain envie de partir â l'étranger, une envie terrible.»
Or, quelques pages plus haut, l'évêque avait évoqué son séjour de huit ans à l'étranger pour se souvenir qu'il avait en ce temps-là le mal du pays et constater que maintenant ce passé dont il avait eu alors la nostalgie, «avait disparu comme dans un brouillard. On aurait dit un rêve».
Cette versatilité des états d'âme affecte les personnages qui ont été jugés par la critique comme les plus conséquents, les plus «progressistes». Ainsi le héros du «Рассказ неизвестного человека» déclare que «ses pensées brumeuses se sont fondues en une idée forte et claire... la certitude que moi et Zinaida Fédorovna nous avions déjà péri sans espoir» et il ajoute aussitôt: «...mais au bout d'un moment je pensais et je croyais à autre chose...»
Les changements les plus radicaux restent inexpliqués. Ainsi le professeur de lettres, dans la nouvelle du même nom a enfin obtenu la main de celle qu'il aimait. Pendant la plus grande partie de l'histoire le lecteur a participé aux rêves de bonheur conjugal du héros, puis à leur aboutissement. Une oeuvre conventionnelle se serait achevée sur cette heureuse issue. Mais chez Tchékhov cette fin devient un commencement. Cajolée par sa jeune épouse, Nikitine devrait être comblé, mais un beau jour en revenant du club où il avait joué aux cartes, pour la première fois il n'a pas envie de rentrer chez lui: «Nikitine ressentait, au fond de lui, comme un malaise et il ne pouvait pas comprendre pourquoi...» De retour à la maison il se disputera avec sa femme et jettera brusquement un regard nouveau sur son mariage, sur son entourage, sur la vie qu'il mène, tout cela n'est que «пошлость» et il n'a plus qu'une envie: «partir, s'enfuir d'ici, s'enfuir aujourd'hui même, sinon je vais devenir fou». La métamorphose morale qui se produit chez Nikitine n'a pas été préparée, elle apparait sans raison autant pour le lecteur que pour le personnage qui, visiblement, la subit, obéissant à une pulsion irrésistible.
Très souvent, les récits de Tchékhov sont centrés sur une révélation de ce genre. On pourrait être tenté d'attribuer une valeur de démonstration édifiante à ces transformations psychologiques. Ce serait pourtant commettre là un total contre-sens. Car, non seulement Tchékhov est resté fidèle de bout en bout au principe d'objectivité et de non-intervention de l'auteur (ces mutations n'ayant, d'ailleurs, pas forcément une vertu morale); non seulement ces ruptures intérieures, tardives et inattendues, participent le plus souvent à une déconstruction des clichés narratifs: mais surtout la valeur de clarification et de dénouement qu'elles peuvent avoir dans l'ordre de la fable est fréquemment annulée en fin de parcours. Il n'est rien en effet, qui dément davantage le mythe de Tchékhov auteur progressiste et précurseur de l'«avenir radieux» que son acharnement à prendre à rebours l'un des paradigmes fondamentaux de la fiction littéraire. Ici, ce n'est pas seulement la fin imminente qui est en jeu, mais le sens même de la fin.
L'épreuve de vérité qui avait pour but de changer, tant soit peu, l'ordre des choses, est aussitôt absorbée par celui-ci, réintégrée dans un temps immobile, à l'image de la flèche de Zénon. Dans le récit intitulé «Попрыгунья», Olga Ivanovna, semble comprendre à la mort de son mari, Dymov, toute l'erreur de sa frivolité passée. Pourtant, il est clair qu'elle continuera à se donner le change et restera la même femme vaniteuse et superficielle. Dans «Страх», le couple désuni «continuera à vivre ensemble» comme si rien ne s'était passé. Dans «Человек в футляре» Bourkine, le narrateur constate qu'après la mort de Bélikov «rien n'a changé: c'est vrai, nous avions enterré Bélikov, mais combien il en reste encore des hommes dans un étui, et combien il en viendra toujours!»
La nouvelle «У знакомых» raconte les moments heureux que Podgo-rine vient de passer dans une famille amie, les Kouzminki. Mais l'histoire se termine par une phrase qui efface tout ce qui précède: «Dix minutes plus tard, il était déjà assis à sa table, il travaillait et il ne pensait plus aux Kouzminki».
L'évêque souffre d'être devenu un grand personnage. Tout le monde le craint. Pourtant après sa mort, on apprend que «bientôt on l'oublia complètement, sauf une vieille femme, la mère du défunt... quand elle sort au soir reprendre sa vache et retrouve les autres femmes sur le pâtis, elle raconte qu'elle a eu un fils évêque, mais elle en parle avec timidité comme si elle craignait qu'on ne la croit pas... Et bien des femmes ne la croient pas».
Paul Ricoeur s'interroge sur la signification de la Crise de la fiction de la fin: catastrophe ou rénovation? Tchékhov avait déjà répondu: ni catastrophe, ni rénovation, mais entropie. Or, cette entropie est la conséquence de l'aporie déjà formulée par St. Augustin, d'un temps qui tourne sur lui-même, un temps muré dans la répétition et l'uniformité. Chestov a très justement observé cette force hypnotique qui tient les personnages de Tchékhov prisonniers de l'habitude: «Le rythme monotone de la vie a endormi leur conscience et leur volonté. Tchékhov souligne partout ce trait étrange et mystérieux de la vie humaine. Les gens chez lui disent, parlent et font toujours la même chose. L'un construit des maisons selon un modèle établi une fois pour toutes («Моя жизнь»), un autre fait des visites du matin au soir pour accumuler les roubles («Ионыч»), un troisième collectionne les propriétés («Три года»). Tous sont englués dans une routine abrutissante et redoutent par-dessus tout de rompre cet abrutissement».
Cet éternel recommencement d'un mouvement aussi inutile et absurde que celui auquel était condamné Sisyphe définit un temps qui ne produit que des déficits. C'est ce que déplore Iakov dans «Le violon de Rothschild»: «...sa vie était passée sans utilité, sans plaisir, elle s'était perdue pour rien, même pas une prise de tabac; devant lui, il ne restait plus rien et, dans son dos, ce n'était rien que des déficits, des déficits tellement terribles que ça lui donnait le vertige. Et pourquoi est-ce que l'homme ne peut pas vivre sans qu'il y ait ces déficits et ces pertes? <...> En général, pourquoi les gens s'empêchent de vivre? Ça fait des déficits terribles! S'il n'y avait pas de haine et de méchanceté les gens pourraient être drôlement utiles les uns pour les autres».
Sans oublier que ces paroles sont relatives au personnage qui les prononce et n'ont rien d'un message délivré par l'auteur, on ne peut s'empêcher d'y déchiffrer un écho de cette sphère supérieure à laquelle les personnages de Tchékhov se haussent parfois quand ils se libèrent du poids des contingences. Brusquement se fait jour en eux la conscience d'une permanence autre que la stabilité illusoire, factice de leur existence aliénée.
Le même Iakov repense alors les rapports entre la vie et la mort: «...il réfléchissait que la mort était vraiment d'une grande utilité: plus besoin de manger, de boire, de payer les taxes, de vexer les gens, et du fait qu'on reste dans son tombeau pas un an, mais des centaines, des milliers d'années, si on compte bien, ça fait une utilité énorme, la vie pour l'homme c'est un déficit; la mort, c'est une utilité».
La mort, en effet, est souvent ressentie chez Tchékhov comme une consolation, une délivrance du châtiment de Sisyphe. L'acceptation stoïque, plutôt que chrétienne, de la mort était chez cet admirateur de Marc Aurèle un signe de liberté. On constate une équivalence entre la sphère de la Nature, celle de l'Enfance et la signification ainsi accordée à la Mort. Il y a quatre expressions qui sont les clés du système de Tchékhov c'est «как-то», (c'est arrivé «comme ça», on ne sait comment) «ничего не разберешь на этом свете» (il n'y a rien à comprendre dans ce monde), «ничего не изменилось» (rien n'a changé) et enfin «как хорошо» (comme c'est bien!).
Or, «как хорошо» se prononce presque toujours devant la Nature, le souvenir de l'Enfance et la Mort. Devant sa fin prochaine, l'Evêque éprouve un sentiment de paix et de bonheur qui conjure et surmonte l'absurdité de l'entropie, le non-sens d'un temps qui s'annule: «...tout le passé s'était éloigné si loin, si loin, croyait-il, et il ne reviendrait jamais, et rien ne continuerait. — Comme c'est bien! pensait-il. Comme c'est bien!»
Il y a des révélations qui ne sont pas stériles, il y a des moments privilégiés qui échappent à la loi inexorable du temps, qui rompent le cours du temps. La pesanteur de «la vie mutilée», pour reprendre l'expression d'Adorno, est trouée parfois d'instants de grâce. Il y a le temps de la finitude, de l'aliénation, de l'histoire, et il y a la sphère de l'intemporel, de l'illimité. On ne peut échapper horizontalement à une durée où nous nous engluons, comme dans des sables mouvants, où nous sommes condamnés à nous perdre, nous ne le pouvons que verticalement, par l'essor, l'envol, la percée hors du temps, cette percée qu'Adorno a finement analysée dans les symphonies de Mahler, presque contemporain de Tchékhov, et qui a renouvelé la composition musicale, comme Tchékhov a renouvelé la composition narrative. On en trouve une image dans le vol du vautour au-dessus de la steppe, dans le récit du même nom. Or, si la steppe peut être connotée comme une métaphore du temps, elle est porteuse d'une dualité de signes. Elle renvoie, certes, à l'horizontalité morne et sans issue d'un éternel présent, le temps immobile de l'aliénation, mais elle symbolise l'illimité, le champ immense du «простор», d'un espace ouvert sur l'infini, une porte sur une autre dimension que celle du morcèlement et du ressassement quotidien. C'est cette deuxième valeur qui lui est donnée dans la conclusion de la nouvelle «В родном углу»: la jeune héroïne de cette nouvelle a décidé de se marier, de mener l'existence bornée de toutes les femmes et de ne rien attendre de mieux, car, ajoute-t-elle, «...le mieux n'existe pas. La belle nature, les rêves, la musique disent une chose et la vie réelle en dit une autre. Bien sûr, le bonheur et la vérité existent quelque part, en dehors de la vie... Il ne faut pas vivre, il faut s'unir à cette magnifique steppe, ne plus faire qu'un avec cette étendue illimitée et indifférente, comme l'éternité, avec ses fleurs, ses tertres et ses lointains, et alors ce sera bien...»
De même à la fin de «Человек в футляре», Bourkine après l'amère constatation citée plus haut sur l'impossibilité d'en finir avec les Bélikov trouve un apaisement dans la contemplation de la nature dont la sérénité s'oppose à la trivialité du monde des hommes: «Quand, dans une nuit de lune, on regarde la large rue d'un village, ses maisons, ses meules, ses saules ensommeillés, la paix descend dans l'âme; et elle, dans son repos, abritée des travaux, des peines et du malheur par les ombres nocturnes, elle devient humble, triste, pleine de beauté, il semble que les étoiles la regardent avec tendresse et émotion, et le mal n'existe plus sur terre, et tout est bien».
De manière plus significative encore dans «Le violon de Rothschild» la vision d'un saule au bord d'une rivière vient s'associer au souvenir d'un enfant mort, c'est le déclic qui précipite Iakov hors du cercle infernal «des déficits»: «et tout à coup, dans la mémoire de Iakov, surgit le bébé tout blond, comme s'il était vivant, et puis le saule dont Marfa avait parlé. Mais oui, c'était ça, le saule — vert, tranquille, mélancolique. <...> Il s'assit dessous et se mit à se souvenir».
L'image d'un passé transfiguré vient se superposer à la perception du présent, en surimpression. L'esprit flotte alors dans une irréalité qui l'arrache à l'engrenage quotidien. C'est ce qui arrive à l'évêque: pendant qu'il célèbre les vigiles des Rameaux, il croit reconnaitre sa mère dans l'assemblée des fidèles. Il ne sait pas si c'est elle: «rêvait-il? délirait-il?», mais cette vision l'arrache à la chaleur, à la fatigue qui pesaient sur lui. L'émotion qui s'empare subitement de lui, à l'improviste, se communique à l'assistance: «Il ne savait pourquoi, des larmes avaient roulé sur son visage. Son âme était en paix, tout allait bien, mais lui, immobile, il regardait le choeur de gauche où l'on faisait la lecture, où l'on ne pouvait plus reconnaître personne dans l'obscurité du soir, et il pleurait. Des larmes étincelèrent sur son visage, sur sa barbe. Quelqu'un se mit à pleurer tout près de lui, puis quelqu'un d'autre, un peu plus loin, puis un autre, et un autre encore, et, petit à petit, des larmes silencieuses emplirent toute l'église. Quelques cinq minutes plus tard, le choeur chantait déjà, on ne pleurait plus, rien n'avait changé».
Ici apparait nettement le parallélisme de deux couches hétérogènes d'événements qui relèvent de catégories temporelles radicalement différentes. Le déroulement de l'office est interrompu par un instant où de manière fortuite, irrationnelle et on pourrait presque dire miraculeuse tous les assistants sont arrachés à l'enchainement et à l'automatisme de la durée pour être projetés à la suite de l'évêque dans une autre sphère, celle du souvenir, celle de l'enfance. On a là, peut-être, une manifestation du sacré qui vient court-circuiter le quotidien. Quand, au bout de cinq minutes, tout rentre dans l'ordre c'est comme si rien ne s'était passé, non parce que ce moment a été effacé, englouti, réintégré, mais parce que cette irruption du subconscient collectif est celle d'une autre dimension que celle de la durée rectilinéaire. La fondamentale étrangeté de cette intervention ne peut donc laissser de traces dans une conscience paralysée par la mécanique des gestes rituels, engluée dans la représentation, dans la «fiction». C'est hallucination, si bien que le lecteur est laissé dans l'indécision quant à la réalité de cet incident. Cet exemple témoigne d'un double renversement: le service religieux qui devrait être justement l'occasion de susciter la présence réelle du divin n'est qu'une mise en scène factice qui sert d'alibi à l'aliénation; c'est la conséquence de la sécularisation de l'église officielle. Mais on peut en tirer une autre conclusion: dans la religion, comme dans l'art, la vérité passe par d'autres truchements que ceux d'une forme convenue, fixée et figée. C'est aux êtres les plus démunis, les plus rejetés qu'il revient d'en être les dépositaires. L'étudiant, dans le récit qui porte ce titre, raconte l'histoire du reniement de saint Pierre à deux pauvres femmes, deux veuves, et c'est par elles, par leurs larmes qui font écho à celles de Pierre que la parole évangélique se vérifie: «...si Vassilissa s'était mise à pleurer et si sa fille s'était troublée, cela signifiait que ce qu'il racontait, ce qui s'était passé voilà dix-neuf siècles avait rapport avec le présent, avec les deux femmes, et ce village désert, sans doute, et lui-même, et tout le monde. Si la vieille s'était mise à pleurer, ce n'était pas parce qu'il savait raconter d'une façon touchante, c'était parce que Pierre lui ressemblait, et parce que tout entière elle était concernée par ce qui se passait dans l'âme de Pierre.»
C'est la coincidence entre l'instant actuel et la représentation du passé qui réalise cette sortie hors du temps, cette coupe transversale ouvrant le passage de la matière morte à la vie de l'esprit, l'esprit créateur. Il s'agit moins, d'ailleurs, de la reproduction exacte, mimétique d'une expérience réellement vécue que de sa sublimation par l'élan du coeur. C'est ainsi que l'évêque revit son enfance: «Comment se fait-il que cette époque, enfuie sans espoir de retour, comment se fait-il qu'elle paraisse plus claire, plus joyeuse, plus riche qu'elle ne le fut en réalité?»
La fusion qui se produit est tout aussi inexplicable et miraculeuse que celle qui rapproche l'homme du monde qui l'entoure. Les cloches émettent une vibration magique qui transforme la vaine durée en présent éternel, elles établissent des correspondances qui remplissent le temps et l'espace, mettent le proche et le lointain en communication, ou plutôt en communion: «...la sonnerie joyeuse, pleine de beauté, des cloches lourdes et précieuses se répandait sur tout le jardin éclairé par la lune. Les murs blancs, les croix blanches sur les tombes, les bouleaux et les ombres noires, et la lune lointaine dans le ciel, juste au-dessus du monastère, tout semblait maintenant vivre de sa propre vie, d'une vie incompréhensible, mais proche des humains».
L'approche de la mort rend à l'évêque une enfance qui cesse d'appartenir au passé pour venir l'habiter et le rendre à sa mère que sa dignité officielle avait éloignée de lui. L'évêque est heureux à la pensée que «rien ne continuerait», car la continuité c'est l'annulation de l'être dans le temps, alors que l'événement pour prendre sens, doit être un avènement: au lieu de s'inscrire dans une succession inerte, il doit advenir ici, maintenant et pour toujours. La ligne et la perspective sont abolies par le cercle (qui, plus tard, chez un Kandinsky sera le symbole à la fois de l'enfance et de l'éternité) et la durée horizontale est interrompue par la coupure verticale qui relie l'instant individuel à la totalité universelle. C'est une même résonance que celle des cloches dans le jardin qui fait vibrer dans «L'Etudiant» la chaine qui relie deux instants séparés par XIX siècles d'histoire. La parole poétique vient réchauffer la nuit froide d'une histoire scandée par la répétition des mêmes injustices: «à présent, se crispant sous le froid, l'étudiant pensait que c'était exactement le même vent qui soufflait au temps de Rurik, d'Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, qu'en tout temps il y avait eu cette misère féroce, cette faim, ces même toits de chaume troués, et l'ignorance, et la douleur...» La sortie hors de cette continuité stérile, douloureuse, sans espoir est une irruption dans un autre temps, dans une autre continuité, celle où le Verbe se fait chair, celle où la flamme de l'esprit vient réchauffer un univers enlisé dans la contingence: «Le passé, pensait-il, était lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlaient les uns des autres. Il lui semblait qu'il voyait les deux extrémités de cette chaîne: il en touche une, et voici l'autre qui frissonne». Le temps des hommes ne peut être sauvé que par la foi dans la transcendance de la vérité et de la beauté. L'histoire apparait alors comme l'accomplissement d'une volonté, d'un dessein qui ne sont pas du ressort des hommes et réintroduisent un sens, une nécessité et une liberté dans un devenir englobant qui substitue à la linéarité d'un trajet unique la circularité d'un espace multidirectionnel, non-euclidien. Cet instant plein, vivifiant, dynamisant, accomplit dans l'ordre du temps une percée qui libère l'être d'un déterminisme aveugle et absurde (celui d'un sens unique qui se nie lui-même, s'autodétruit, équivalent à l'absence de sens) et le projette dans un monde ouvert, en expansion. Comme chez Proust, cette percée se produit sous la forme de la réminiscence qui naît d'un travail intérieur, souterrain, invisible, au confluent de la mémoire et de l'imagination; elle prend son essor dans les régions jusque-là endormies de la conscience; elle réveille l'intuition créatrice. Elle traverse l'épaisseur de la durée pour donner une forme et un sens à l'expérience vécue.
S'il est vrai que la littérature oscille depuis toujours entre la véracité et la consolation, Tchékhov a pris le parti de la véracité.
Il n'y a pas de salut dans l'action, pas de salut dans la philosophie, mais il n'y a pas de salut non plus dans la littérature. Tchékhov refuse les facilités d'une fiction qui viendrait plaquer artificiellement sur le désordre du monde, un ordre illusoire né seulement de notre peur, de notre besoin d'espérer malgré tout dans une finalité rédemptrice. Pourtant dans cet univers muré, une fissure s'ouvre parfois d'où s'élève une lueur, un chant. La chanson de Iakov continuera à retentir sur son violon qui est devenu «Le violon de Rotchschild». Dans «La nuit de Pâques», Nicolas, qui avait le don de composer des acathistes, ne mourra pas tout à fait, sa poésie continuera à vivre dans la mémoire, dans le coeur de l'humble passeur Iéronim. La chanson de Iakov, qui servira à distraire les fonctionnaires et les marchands, les acathistes de Nicolas qui n'étaient pas appréciées par les autres moines, représentent la solitude, l'incompréhension auxquelles est désormais vouée la création véritable. Tel est, semble dire Tchékhov, le destin des vrais artistes, des écrivains, des musiciens, des poètes, dans notre monde, dans nos sociétés. Et pourtant c'est bien au créateur qu'il est donné de percer la couche obtuse des habitudes, des conventions. Par souci de vérité artistique, Tchékhov dépassera la représentation réaliste, par respect pour la littérature, il tordra le cou à la rhétorique romanesque. Annonçant la prose expérimentale du siècle suivant fondée sur le montage, il substitue à l'anecdote, à l'histoire déterminée par l'attente de la fin, un texte synthétique qui fusionne des niveaux hétérogènes: la description, le dialogue, la digression lyrique, le discours philosophique viennent interrompre le fil de l'intrigue, pour interférer dans une construction narrative qui dessine une totalité ouverte. La forme n'est plus un carcan surajouté, elle s'individualise, se diversifie, elle est immanente au matériau. «L'évêque», «Le violon de Rothschild», «L'Étudiant» inventent un type de récit qui tient à la fois du conte, de la parabole et du poème (reprenant sur ce dernier point les ambitions de Gogol et de Flaubert) et qui trace la voie nouvelle d'une écriture non plus linéaire mais plurielle, à la recherche d'un nouveau «sujet», d'un nouveau sens.
Примечания
1. Шкловский В. Энергия заблуждения: Книга о сюжете. М., 1981. С. 294.
2. Там же. С. 296.
3. Ricoeur P. Temps et récit. P.: Le Seuil, 1984. T. 2. P. 43.
4. Ibid. P. 42.
5. Kermode F. The Sense of an Ending: Studies in the Theory of Fiction. L.; Oxford—N.Y., 1966.
6. Ricoeur P. Op. cit. P. 41, 42, 44.
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